moitiés

Par toutes les fibres de son être, bouillant d’une ardeur prête à déborder, Van éprouvait, avec délices, la pression de ce jeune corps qui répondait à chaque cahot du chemin en s’entrouvrant en deux tendres moitiés et en écrasant de son poids le gonflement d’une envie que Van croyait devoir contenir, de crainte que le suintement accidentel d’une sève assouvie n’alertât l’innocence perplexe.

Vladimir Nabokov, Ada ou l’ardeur, Fayard, p. 116.

David Farreny, 22 mars 2002
ailleurs

J’espère recouvrer ici la paix de l’esprit, — peut-être même accéder à des qualités plus hautes. Je ne sais encore d’où viendra le salut, mais j’irai jusqu’au bout de mon effort, jusqu’aux limites de mon appel ; je ne renoncerai pas.

Et, d’abord, il me faudra apprendre à échapper au pouvoir effrayant des choses. Car je n’ai pas choisi ces coïncidences : mais le fait est que dans mon voisinage, sur trois points différents, se trouvent un cimetière, une prison et une maison de fous. Trois avenues divergentes, de proportions presque grandioses, partent de la place située sous ma fenêtre, et descendent, entre des rangées de marronniers, vers ces trois métropoles de la mort, du crime et de la folie.

Il est vrai, cela fait qu’on respire ici beaucoup plus d’air qu’on n’en respire ailleurs.

Paul Gadenne, La rue profonde, Le Dilettante, p. 199.

Guillaume Colnot, 20 mars 2003
attendre

Que faire ? Rien. Attendre. Ne pas mentir. Ne pas trop parler non plus, quand on ne nous demande rien. Pas de cachotteries, pas d’exhibitionnisme.

Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 253.

Élisabeth Mazeron, 19 août 2005
férocité

Sans une bonne dose de férocité, on ne saurait conduire une pensée jusqu’au bout.

Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, Gallimard, p. 134.

David Farreny, 13 oct. 2006
vanité

C’était de grands hommes robustes, incapables de mesurer les conséquences de leurs actes, doués de courage et même de force, bien que leur peau eût cessé d’être luisante et leurs muscles d’être durs. Force m’était de constater qu’une obscure influence, l’un de ces mystères humains qui jettent un défi au plausible, avait dû entrer en jeu. Je les considérai avec un vif regain d’intérêt. L’idée qu’avant peu je pouvais fort bien être mangé par eux ne m’entra pas dans la tête. Et pourtant, il faut avouer qu’à ce moment, je m’aperçus — à la faveur de ce jour nouveau — de l’aspect malsain des pèlerins, et j’espérai, oui, positivement, j’espérai que ma personne n’avait pas un air aussi — comment dirai-je — aussi peu appétissant, — touche de vanité fantastique qui s’accordait à merveille avec la sensation de rêve qui pénétrait mon existence à cette époque. Peut-être avais-je aussi un peu de fièvre.

Joseph Conrad, Le cœur des ténèbres, Gallimard, pp. 169-170.

David Farreny, 2 oct. 2008
affreuse

Mais cette première « alerte », comme disent les médecins sur un ton qui ne l’est que trop, signe l’entrée sans retour de la maladie et de la mort dans la vie du Castor : « Notre mort est en nous, non comme un noyau dans le fruit, comme le sens de notre vie ; en nous, mais étrangère, ennemie, affreuse. » Tout s’éteint : la mort maintenant la possède, et elle se sépare de Lanzmann. C’était normal, dit-elle, fatal, même souhaitable : gradation significative. Et progrès dans le sens de Descartes ; si je finis par souhaiter ce qui était inévitable, alors c’est que j’accepte enfin de « changer mes désirs » plutôt que l’« ordre du monde ». Cela n’empêche pas de souffrir.

Danièle Sallenave, Castor de guerre, Gallimard, pp. 453-454.

Élisabeth Mazeron, 9 juin 2009
visé

À peine se familiarisait-on avec le décor que l’Europe a dressé, voilà un siècle, que l’acte est achevé. La production de fer a été délocalisée, laissée aux pays lointains, retardataires, à bas salaires. Les puissantes cathédrales de brique et de fonte où il était forgé, coulé, laminé, ont été désertées. À la différence des mystiques édifices restés du Moyen Âge, elles ne braveront pas l’éternité. Elles n’y ont jamais visé.

Pierre Bergounioux, « La seconde Genèse », Les restes du monde, Fata Morgana, pp. 12-13.

David Farreny, 13 mai 2010
travaille

Car c’est là l’essentiel, Rossmann : ne pas déranger Brunelda. Elle entend tout, c’est sans doute le chant qui lui a ainsi aiguisé les oreilles. Tu es, par exemple, en train de rouler le baril d’eau-de-vie qui est derrière les armoires pour le sortir de l’appartement, et, naturellement, tu fais un peu de bruit d’abord parce qu’il est lourd et ensuite parce qu’il y a là toutes sortes de choses qui t’empêchent de le rouler d’un seul coup jusqu’à la porte ; pendant ce temps, disons que Brunelda est couchée sur le canapé et qu’elle travaille à attraper des mouches, car les mouches la gênent affreusement ; tu te figures donc qu’elle ne s’inquiète pas de toi, et tu continues à rouler ton tonneau, elle reste couchée tranquillement ; mais au moment où tu ne t’y attends plus, et où tu fais le moins de bruit, elle s’assied tout d’un coup et frappe le canapé jusqu’à ce qu’on ne se voie plus à force de poussière, — je n’ai pas battu le canapé depuis que nous sommes ici, je ne peux pas puisqu’elle est toujours couchée dessus —, et la voilà qui se met à pousser des cris horribles, des cris d’homme des heures durant. Les voisins lui ont bien défendu de chanter, mais personne ne saurait l’empêcher de crier, il faut qu’elle crie ; d’ailleurs maintenant, c’est devenu moins fréquent car, avec Delamarche, nous nous surveillons sévèrement. Et puis, ces hurlements lui faisaient beaucoup de mal. Une fois, elle s’est évanouie et, comme Delamarche était justement là, j’ai dû appeler l’étudiant d’à côté qui l’a arrosée avec le liquide d’une grande bouteille ; il a parfaitement réussi, mais cette drogue avait une odeur insupportable qu’on sent encore en tournant le nez vers le canapé. Cet étudiant est certainement notre ennemi, comme tout le monde dans la maison ; aussi fais-y bien attention et ne te laisse aller à parler à personne.

— Mais, voyons, Robinson, dit Karl, voilà un service bien pénible ! Le joli poste pour lequel tu m’as recommandé là !

Franz Kafka, « L’oublié », Œuvres complètes (1), Gallimard, pp. 197-198.

David Farreny, 17 mars 2011
propre

Je regarde avec émerveillement cette belle et simple campagne, ces lentes ondulations des collines, quelques fermes rouges et blanches qui ont dû sortir de terre avec la dernière averse. Je m’aperçois que cette espèce de précision propre n’a rien d’énervant mais est au contraire infiniment bienfaisante. C’est en grandeur naturelle l’harmonieuse fantaisie d’un paysage de Samivel.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 47.

Cécile Carret, 18 juin 2012
décisif

L’instant décisif de l’évolution humaine est perpétuel. C’est pourquoi les mouvements spirituels révolutionnaires sont dans leur droit en déclarant nul et non avenu tout ce qui les précède, car il ne s’est encore rien passé.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 442.

David Farreny, 8 nov. 2012
muet

Je feins le plus vif intérêt à l’interminable récit de ce raseur. J’écarquille les yeux, j’arrondis les lèvres, j’opine du chef, je lève les mains au ciel, dans l’espoir que mes expressions surjouées dignes du cinéma muet finiront en effet par le faire taire.

Éric Chevillard, « samedi 9 février 2013 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 19 fév. 2013
cloison

Elle entra dans les w.c. publics au bord du fleuve avec l’enfant qui n’osait pas aller tout seul dans les toilettes des hommes. Ils s’enfermèrent dans une cabine ; la femme ferma les yeux et s’appuya du dos à la porte. Au-dessus de la cloison de séparation de la cabine voisine – la cloison n’allait pas jusqu’au plafond – apparut, tout à coup, la tête d’un homme qui bondissait en l’air, une fois, puis une autre fois encore. Puis le visage ricanant de l’homme se montra à ses pieds car la cloison de séparation n’allait pas non plus jusqu’au sol.

Peter Handke, La femme gauchère, Gallimard, p. 59.

Cécile Carret, 26 juin 2013
dilemme

Le temps favorise à la longue les nations enchaînées qui, amassant des forces et des illusions, vivent dans le futur, dans l’espoir ; mais qu’espérer encore dans la liberté ? ou dans le régime qui l’incarne, fait de dissipation, de quiétude et de ramollissement ? Merveille qui n’a rien à offrir, la démocratie est tout ensemble le paradis et le tombeau d’un peuple. La vie n’a de sens que par elle ; mais elle manque de vie… Bonheur immédiat, désastre imminent — inconsistance d’un régime auquel on n’adhère pas sans s’enferrer dans un dilemme torturant.

Emil Cioran, « Histoire et utopie », Œuvres, Gallimard, p. 451.

David Farreny, 17 mars 2024

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