chamoisée

Penchée sur la baignoire basse elle ouvrit les robinets jumeaux, puis se pencha un peu plus encore pour loger dans son embouchure le bouchon à chaîne de bronze — qui s’enfonça de lui-même tandis que Van immobilisait l’adorable lyre d’Ada et un instant plus tard touchait à la racine de la douceur chamoisée, était happé, englouti entre les lèvres à la doublure cramoisie, familières, incomparables. Ada saisit à deux mains les robinets secourables, augmentant sans le vouloir le volume sympathique du bruit de la cataracte et Van laissa échapper une longue plainte de délivrance…

Vladimir Nabokov, Ada ou l’ardeur, Fayard, p. 469.

David Farreny, 4 nov. 2002
avant-lassitude

La lassitude de toutes les illusions, et de tout ce qu’elles comportent — la perte de ces mêmes illusions, l’inutilité de les avoir, l’avant-lassitude de devoir les avoir pour les perdre ensuite, la blessure qu’on garde de les avoir eues, la honte intellectuelle d’en avoir eu tout en sachant que telle serait leur fin.

Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois, p. 47.

David Farreny, 9 fév. 2003
accaparer

Ce qui serait bien, c’est que nos jours, d’eux-mêmes, se rangent derrière nous, s’assagissent, s’estompent ainsi qu’un paysage traversé. On serait à l’heure toujours neuve qu’il est. On vivrait indéfiniment. Mais ce n’est pas pour ça que nous sommes faits. La preuve, c’est que l’avancée se complique des heures, des jours en nombre croissant qui nous restent présents, pesants, mémorables à proportion de ce qu’ils nous ont enlevé. Ils doivent finir, j’imagine, par nous accaparer. Quand cela se produit, qu’on est devenu tout entier du passé, notre terme est venu. On va s’en aller.

Pierre Bergounioux, Miette, Gallimard, p. 142.

Élisabeth Mazeron, 6 oct. 2004
réveils

Matins sans peine. Réveils sans âge. On a perdu le compte des rencontres. Les émotions ne se meuvent plus. Le récent engorgeant savoir en une nouvelle paisible ignorance s’est mué. Personne sur le seuil. Mon bassin de retenue est silencieux. J’entends le chant tout simple, le chant de l’existence, réponse informulée aux questions informulées.

Henri Michaux, « Vents et poussières », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 210.

David Farreny, 9 nov. 2005
vide

Pour tromper son vide, battre son plein.

Jean-Pierre Georges, Le moi chronique, Les Carnets du Dessert de Lune, p. 65.

David Farreny, 19 nov. 2006
condamnerais

Je condamnerais définitivement un homme sur un tic de langage mais non pas pour l’avoir vu assassiner sa mère.

Jean-Paul Sartre, « vendredi 24 novembre 1939 », Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, p. 230.

David Farreny, 26 déc. 2006
apéritif

La pluie a commencé, pluie d’automne, sans sursis, définitive. Il pleut partout, sur Paris, sur la banlieue, sur la province. Il pleut dans les rues et dans les squares, sur les fiacres et sur les passants, sur la Seine qui n’en a pas besoin. Des trains quittent les gares et sifflent ; d’autres les remplacent. Des gens partent, des gens reviennent, des gens naissent et des gens meurent. Le nombre d’âmes restera le même. Et voici l’heure de l’apéritif.

Jean de La Ville de Mirmont, Les dimanches de Jean Dézert, La Table Ronde, p. 29.

David Farreny, 3 mars 2008
performatif

Je-t-aime est sans nuances. Il supprime les explications, les aménagements, les degrés, les scrupules. D’une certaine manière — paradoxe exorbitant du langage —, dire je-t-aime, c’est faire comme s’il n’y avait aucun théâtre de la parole, et ce mot est toujours vrai (il n’a d’autre référent qua sa profération : c’est un performatif).

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, p. 176.

Élisabeth Mazeron, 19 déc. 2009
créance

C’est justement lorsque s’efface la différence entre être et être à disposition que tout dans la vie des hommes — la santé, le bonheur, la fécondation, le savoir, le diplôme — se présente comme un droit de l’homme. Et c’est quand le dispositif de l’universelle ustensilité recouvre le monde que la responsabilité pour celui-ci cède le pas chez les citoyens eux-mêmes, chez les citoyens d’abord, à l’expression courroucée d’une inépuisable créance.

Alain Finkielkraut, « Créanciers du monde », L’imparfait du présent, Gallimard, p. 278.

Élisabeth Mazeron, 9 janv. 2010
miroirs

Après tout j’ai passé ma vie à éviter les miroirs ; pourquoi rechercher ceux que tend la critique, qu’elle soit professionnelle ou blogueuse ? D’un autre côté j’essaie de me convaincre, ces temps-ci, que je ferais bien de me forcer à les regarder, les miroirs, justement, si désagréable que cela soit. Ce l’est la plupart du temps, en effet, mais inégalement selon les miroirs — inégalement selon les heures, inégalement selon le degré de fatigue, inégalement selon la qualité du sommeil la nuit précédente, mais surtout selon les miroirs.

Renaud Camus, « jeudi 19 février 2009 », Kråkmo. Journal 2009, Fayard, p. 100.

David Farreny, 14 déc. 2010
panorama

Puis on me mit au lit dans une grande chambre au sommet de la maison, dans un dortoir de douze lits, aux murs revêtus de planches vernies. C’était si haut – on ne voyait, de toutes parts, que le ciel descendre jusqu’en bas des grandes fenêtres – qu’on se serait cru en pleine mer, dans le poste de commandement d’un navire. La neige tourbillonnait dans le vide.

Pour découvrir l’immense panorama il fallait aller sur le balcon, et toute la vallée se déployait alors. Un seul coup d’œil permettait d’être partout à la fois, de savoir bien avant les habitants du village qu’un camion rouge était en train d’arriver ou qu’on faisait traverser la route à un troupeau de vaches dont on entendait de loin les clarines.

Ce fut, dès lors, tous les jours, la même aventure du regard. Pendant les huit ans que je passais dans ce pensionnat appelé Collège Florimontane, je ne m’en lassais pas. Toute la vallée, avec ses pentes, ses maisons, ses habitants, était à la disposition du regard. Tout à la fois, on pouvait voir les gens traverser la place du village et sur la pente, à une demi-heure de marche de là, le fermier en train de rajuster sa barrière autour du potager carré.

Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 173.

Cécile Carret, 10 juil. 2011
hop

Il tourne à gauche, sans accélérer, inutile d’accélérer, il aperçoit déjà le ralentisseur.

Boum, hop, boum.

Les organes en souffrent, y compris ceux de l’homme, descente, collapsus anal.

Pour éviter ça il faut freiner juste avant d’aborder la bosse, les amortisseurs s’écrasent, puis relâcher le frein, les amortisseurs se détendent, la voiture boit l’obstacle. Un pli à prendre.

Christian Gailly, Les fleurs, Minuit, p. 25.

Cécile Carret, 2 mars 2012
stylisation

Banque, puis cherché le magasin des poupées de wayang. Travail magnifique que la peinture vulgaire abîme ensuite. Dans la stylisation des formes il y a quelque chose qui vient de la plume, du monde des oiseaux, qui rappelle le côté échassier qu’ont si souvent les Javanais. Côté perché, distrait, ailleurs, prêt à s’envoler dans un déploiement de surfaces insoupçonnées.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 124.

Cécile Carret, 28 juin 2012
court-circuiter

Un peu schématiquement sans doute, mettons que c’est pour la clarté de ma démonstration, je distinguerai une littérature qui développe ou qui délaye et une autre qui concentre, qui condense. On associe volontiers la santé ou la vitalité à la première qui produit des œuvres longues, puissantes, ambitieuses ; l’autre sera vite jugée décadente ou précieuse. Pour ma part, j’ai de la défiance envers la quantité, l’épaisseur asphyxie. Cette générosité est trop souvent désinvolture, complaisance et pagaille. Sous prétexte d’en rendre compte, sont introduits dans le livre des pans entiers de réalité que le lecteur verrait aussi bien de sa fenêtre. Attention au bourgeonnement, dit Michaux, écrire plutôt pour court-circuiter. La santé, le souffle, ce sont des qualités de sportif, de crétin radieux, tellement en forme qu’il ne sent rien quand il se brûle et que tout brûle avec lui.

Aussi étonnant que cela paraisse, la fantaisie, la folie, une forme de baroque s’épanouissent mieux dans les miniatures. La vie même n’est pas la somme de nos faits et gestes (ces os brandis), de nos grands emportements spectaculaires, elle est d’abord constituée d’atomes, de cellules, de molécules. Une phrase ramassée comme celle de Ramón Gómez de la Serna – par exemple La main est une pieuvre qui cherche un trésor au fond des mers – se déploie dans les têtes pensives, invite au songe mieux que les mille pages où tout est dit, confisqué, verrouillé comme le monde même, sans issue.

Je voudrais aussi que l’on cesse de confondre le raffinement de la forme et le maniérisme qui, lui, en effet, est toujours ridicule. Mais certains s’imaginent encore qu’un bloc de pages mal dégrossi arraché au réel par une brute vaudra toujours mieux que la minutieuse intervention du lettré, comme si ce dernier ne connaissait jamais du monde que les boiseries de son cabinet. Comme s’il existait encore des cabinets en boiseries ! Comme si la subtilité était un vice de l’intelligence ! J’aime citer cette remarque de Gombrowicz qui à mon sens règle la question : Tout ce qui est pur en fait de style est élaboré. Sachant que cette sophistication qui est un autre nom du style peut être dans le tour d’esprit de l’écrivain et sa phrase, par conséquent, sortir toute faite de sa fabrique prodigieuse, immédiatement juste.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 137.

Cécile Carret, 9 mars 2014
phrase

Tant que la phrase n’est pas écrite, tout reste à vivre.

Éric Chevillard, « vendredi 26 avril 2019 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 8 mars 2024

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