matériaux

Pensant au rêveur de nuit, il ne faut pas oublier qu’il est infirme, un infirme qui, par sa vue absente, est coupé des spectacles, des avertissements nuancés, coupé des sens nobles, infirme par son impuissance à se déplacer, à pouvoir vérifier ; infirme au tableau de bord réduit, pour qui la réplétion de la vessie, le ballonnement du ventre, la congestion d’un membre ou la circulation empêchée dans un bras, ou dans une jambe repliée qui s’engourdit sont ses principales et imprécises informations. Phénomènes intempestifs qui vont se mêler trop souvent, et assez malheureusement, à ce qui n’a rien à voir avec ça.

Avec ces pauvres matériaux, il doit faire son monde. Embarrassant.

Henri Michaux, « Façons d’endormi, façons d’éveillé », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 511.

David Farreny, 2 juin 2006
proclamer

Chaque fois que cela ne va pas et que j’ai pitié de mon cerveau, je suis emporté par une irrésistible envie de proclamer. C’est alors que je devine de quels piètres abîmes surgissent réformateurs, prophètes et sauveurs.

Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, Gallimard, p. 16.

David Farreny, 13 oct. 2006
arsouilles

Déjeuné de tomates, de sardines, de vaches qui rit, de raisin sur les hauteurs d’un pré. Des maçons arsouilles allongés à côté d’une villa qu’ils bâtissaient ont appelé des étudiantes qui partaient en promenade à une heure de l’après-midi. Les maçons ont échoué, le chant tenace d’un oiseau invisible a buté l’hymen des jeunes filles qui s’éloignaient en se donnant la main.

Violette Leduc, Trésors à prendre, Gallimard, p. 138.

Cécile Carret, 11 mars 2007
rien

Quoique je ne fusse pas absolument convaincu, je me pliai à la suggestion de Kontcharski de laisser là la chaise, et nous nous en fûmes, la pensée me venant que notre voyage, pour s’effectuer sur l’eau, ne devait pas moins, à des fins de distraction, se dérouler à pied, d’un pont à un autre, et jusque dans les coins et recoins du navire, dont nous commençâmes à découvrir la cafétéria, donc, avec son bar et ses plateaux, ses tables entièrement occupées par des gens qui ne consommaient rien et qui, par les vitres ensalées, ne regardaient rien, ces gens, par conséquent, leur étalement dans un espace qu’ils se contentaient d’investir sans y rien regarder non plus, pas même leurs semblables, le relâchement de leur posture, leur indifférence à tout ce qui n’était pas le confort, illusoire, dont ils s’acharnaient à jouir jusqu’au bout, devenant pour nous un sujet d’affliction puis d’échange, c’est éprouvant, même, estima Marc, vous ne trouvez pas ? Et ils ont des enfants, enchaîna Kontcharski.

Christian Oster, Trois hommes seuls, Minuit, p. 89.

Cécile Carret, 21 sept. 2008
intérêt

Elle dit : « Ma vie est sans intérêt. » Il rectifie : « La vie est sans intérêt. » Puis la journée se passe, sans intérêt.

Jean-Pierre Georges, Car né, La Bartavelle, p. 15.

David Farreny, 5 juil. 2009
échappée

Quignard écrit aussi : « Avoir une âme, cela veut dire avoir un secret. » J’ai grand mal à souscrire à cette assertion — ce qui ne signifie pas, bien au contraire, que je ne la trouve pas intéressante, qu’elle ne me nourrit pas. Elle n’est juste, à mon sens, qu’à la condition de prendre le mot secret dans la définition que j’aime à lui donner : le seul secret qui vaille, c’est le secret qui reste quand tous les secrets sont levés. L’âme, oui : l’irréductible au sens, l’indicible, l’échappée de toute parole.

Renaud Camus, « dimanche 15 février 1998 », Hommage au carré. Journal 1998, Fayard, p. 82.

Élisabeth Mazeron, 31 mars 2010
cela

Je me tus. Une sauterelle venait de bondir sur une de mes jambes. Les épreuves avaient métamorphosé mon corps. Les maladies nerveuses provoquaient une multiplication de lambeaux de peau parasites. Partout grossissaient sur moi de vastes écailles ligneuses et des excroissances. La sauterelle accrochait à cela ses pattes.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 94.

Cécile Carret, 10 sept. 2010
achever

Ainsi j’ai tenu. C’est pourquoi la fin de Primo Levi me peine et m’agace – oui, le mot peut surprendre, il est sincère. L’idée que cet homme a survécu à la déportation, qu’il a écrit au moins un grand livre, Si c’est un homme, sans oublier La Trêve et Le Système périodique, et qu’il se jette dans l’escalier cinquante ans après… C’est comme si les bourreaux avaient réussi, malgré l’amour et malgré les livres. Leur main a traversé le temps pour achever la destruction, qui ne cesse pas. La fin de Primo Levi m’effraie.

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 35.

Cécile Carret, 2 fév. 2012
socialistes

On se lamente, on s’étonne ou on se réjouit de ce que les socialistes, la gauche, soient mauvais en médias, que depuis cinq ans ils ne passent pratiquement jamais la barre de la communication. En réalité, ils la passent très bien quand ils sont dans l’opposition, c’est-à-dire quand ils revendiquent, se plaignent, en appellent à. Alors, ils sont bons en médias. Excellents. Comme ils sont le Parti de l’Hystérie, ils ne s’épanouissent que sous les maîtres, pour les détruire… Leur remontée actuelle dans les sondages à l’approche des élections vient de ce que, comme on leur prédit qu’ils vont perdre, ils s’y projettent, s’y voient déjà, retrouvent leur ton polémique, oppositionnel, dénonciateur. Ils redeviennent eux-mêmes, c’est-à-dire minoritaires, opprimants, marginaux écumants tout-puissants. Le monde cesse de passer par eux. Ils cessent d’avoir à définir le monde. Ils peuvent laisser la légitimation du monde, qu’ils vont confirmer par leur revendication, à d’autres. Le public dès lors les reconnaît, les identifie, et les aime pour ce qu’ils sont. Des esclaves qui montrent les dents. Tout le monde est soulagé.

Philippe Muray, « 24 janvier 1986 », Ultima necat (II), Les Belles Lettres, p. 17.

David Farreny, 27 fév. 2016
perdu

Quand on dit que la vie est un drame on ne croit pas si bien dire. Le drame désigne l’action qui se déroule sur une scène, dont on devine les conséquences fatales, mais qui, jusqu’au dernier moment, demeurent inconnues. La certitude que le pire aura lieu in fine n’est pas la prescience de la façon exacte dont il se produira. Bien que prévisible et inéluctable le pire est toujours surprenant. C’est en ce sens-là que ma vie est dramatique. Au cœur de circonstances que personne ne peut affronter à ma place, qui requièrent ma force et mon discernement, je ne sais jamais où j’en suis. Je me sens perdu : à la fois désorienté et en perdition. J’ai beau trouver et me fixer des repères, je les efface à mesure que je me débats. Vaine gesticulation qui se donne des airs d’action, d’autant plus pathétique que j’en prends conscience et ne peux rien y faire. Si vivre c’est se sentir perdu, la lucidité, c’est se savoir perdu.

Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., p. 36.

David Farreny, 14 mai 2024

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer