La peau des bêtes est douce aux dos des volumes de la pensée humaine.
Louis Calaferte, Septentrion, Denoël, p. 76.
Ce n’est point qu’elle fût laide, madame Puta, non, elle aurait même pu être assez jolie, comme tant d’autres, seulement elle était si prudente, si méfiante qu’elle s’arrêtait au bord de la beauté, comme au bord de la vie, avec ses cheveux un peu trop peignés, son sourire un peu trop facile et soudain des gestes un peu trop rapides, ou un peu trop furtifs.
Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, Gallimard, p. 136.
Tout au long de ces poèmes, dont la suite couvre l’essentiel de notre histoire nationale, on peut reconnaître, dans un sentiment intense de familiarité, les archétypes mêmes de nos grands moments poétiques, du Moyen Âge aux surréalistes, à Éluard (à l’exception des classiques décidément étrangers à toute circulation populaire). De ce qu’on est convenu d’appeler la grande littérature, ces textes ont les audaces essentielles : le raccourci, l’irrationnel, l’aplomb d’un langage qui ne s’étonne ni ne s’émerveille jamais de lui-même et refuse la complaisance rhétorique, en bref un état merveilleux d’inéloquence que nous avions accoutumé de reconnaître comme le pouvoir des très grands auteurs. Voyez un détail, par exemple : comme la chute de tous ces poèmes est pudique, hostile au coup de trompette des clausules traditionnelles.
On aimerait imaginer une philosophie de l’histoire littéraire qui donnerait à la suite de nos poètes connus cette table de poèmes populaires comme un archétype platonicien de la poésie : nous avons bien ici une idée de la littérature, dont les belles-lettres sont comme le reflet historique. En lisant au hasard parmi les proverbes populaires qui terminent ce Trésor : Dieu mesure le vent aux brebis dépouillées, ou La clef qui sert est toujours claire, est-ce que je n’accomplis pas en moi un état d’évidence immédiate, un sentiment de nutrition, de délectation qui fondent la littérature comme une parole de délivrance et de bonheur ?
Roland Barthes, « Trésor ouvert, trésor retrouvé », Œuvres complètes (1), Seuil, p. 571.
Entre-temps nous avions suivi la route qui de celles que je viens de mentionner est sans doute la plus belle, en tout cas la plus longuement solitaire, ce qui est dans mon esprit en grande partie la même chose. Elle se déroule sur cinquante-deux kilomètres entre la route de Jaca à Huesca, dont elle se détache vers l’est au sud de Sabinanigo, et la route de Bielsa à Lérida, qu’elle rejoint précisément à Ainsa, après un premier confluent à Boltana avec la route qui vient de Biescas et de Broto. Et sur ces cinquante-deux kilomètres, entre Lanave et Boltana, elle ne rencontre qu’un seul village, ou plutôt un hameau, Laguarta, dont plus de la moitié des maisons sont abandonnées.
De cette route se détachent de très mauvais chemins pour des hameaux ou des maisons peut-être abandonnés eux aussi, et qui se nomment Abenilla, Gésera, Villobas, Lasaosa, Cerésola, Guilué et plus loin Las Bellostas. Ces divers lieux-dits sont pour la plupart assez éloignés de l’axe central, qui paraît lui-même éloigné de tout ; de sorte qu’ils représentent, pour l’imagination éprise de solitude, une espèce de solitude en abyme, presque inimaginable d’excès.
D’autres panneaux désignent un “castillo de Guarga”, je crois, dont j’ai cru entr’apercevoir les ruines, dans le lointain ; ou bien des “tombes anthropomorphes”. C’était presque irrésistible.
Renaud Camus, « vendredi 22 février 2002 », Outrepas. Journal 2002, Fayard, pp. 50-51.
Ça me paraît plus long cette fois, nous dit-il. C’est parce que c’est plus court, lui répondis-je, content finalement d’avoir à lui adresser la parole, ça passe moins vite. Et puis, ajoutai-je, c’est peut-être pace qu’on ne dit rien, mais on n’est pas obligé de parler tout le temps, non ? Non, fit Kontcharski, évidemment, c’est juste qu’on se connaît encore trop peu, sans doute, pour se taire tout à fait, nous n’avons pas encore trouvé le bon régime, voilà. Mais si, intervint Marc, on l’a, le bon régime, on ne va pas faire un voyage sans fausse note, non plus, ça voudrait dire quoi ? Je suis d’accord, dis-je. À propos, ajoutai-je, est-ce que quelqu’un veut conduire ?
Christian Oster, Trois hommes seuls, Minuit, p. 80.
Ce serait donc un homme si las (mais ce jour-là seulement, peut-être ; inutile d’en faire un trait de caractère), ou bien si cruellement blessé, si profondément apeuré, d’une pudeur tant exaspérée, que sais-je, ou si mécontent de lui-même, tellement échaudé par le mauvais succès de toutes ses récentes initiatives sociales, intellectuelles, sentimentales, qu’importe (et celles-ci parfaitement contradictoires, pourtant), bref si durement rabroué par les ultimes leçons dont l’aurait gratifié l’existence, qu’il ne pourrait plus supporter l’idée d’émettre le moindre sens. S’exposer encore au jugement de quiconque, courir une nouvelle fois le risque, ou plutôt s’assurer l’épreuve, de malentendus inédits, de neuves moqueries, de camouflets ou de coups de règle sur les doigts, de niaises admirations, de compliments déplacés et d’insultes, de dédains ou d’humiliantes flatteries, se commettre, en somme, une fois de plus avec la vie, extraire du fond de sa bêtise ou de sa méchanceté, de son ombrageuse humeur, de sa tendresse ou de son exaspération, du tréfonds disparate de son moi, les échantillons les plus purs, les mieux décaparaçonnés, de ce qu’il est, de ce qu’il pense, de ce qu’il ressent, médite, projette, pour les placer sous les yeux du monde — celui-ci ne serait-il au demeurant qu’un ami, l’amour, la blanchisseuse, trois lecteurs —, tirer encore une fois par la manche le sort, paraître à nouveau s’accrocher aux basques du destin, se manifester derechef auprès des vivants, présenter ses doléances au hasard, faire le moindre bruit, dire quoi que ce soit, il n’aurait plus, de tout cela, ni la force, ni le courage, ni la plus mince envie.
Renaud Camus, Le lac de Caresse, P.O.L., pp. 9-10.
Moralité : ce n’est plus le sentiment de supériorité religieuse, raciale ou nationale qui, sous nos latitudes, fait les antisémites, c’est la honte, la contrition, une mémoire en forme de casier judiciaire et le remords d’appartenir au camp des oppresseurs. Ainsi s’égare la mauvaise conscience ; ainsi bascule dans la monstruosité cette aptitude à se mettre soi-même en question qui a longtemps constitué le meilleur de l’Occident, son trait distinctif et sa principale force spirituelle.
Alain Finkielkraut, « Au pays du progressisme déconcertant », L’imparfait du présent, Gallimard, p. 235.
Le repas s’est poursuivi dans une ambiance moyenne, qu’alourdissait vaguement le silence des Jordan. De mon côté, je filais un mauvais coton avec Agnès. La vérité est que je me révélais sensible à son regard mouillé, à sa tristesse et à la manière dont, apparemment, y compris dans les moments difficiles, elle persistait à mettre en valeur ses seins comme s’il s’était agi d’une ligne de front en deçà de quoi elle s’interdisait de reculer quelles que soient les circonstances. Ou bien, ai-je songé, les chemisiers qu’elle porte, dont le boutonnage s’inaugure très bas, sont chez elle une vieille habitude vestimentaire et elle n’y pense même pas, mais cette absence à soi m’excitait tout autant. Il faut que j’en tienne compte, me suis-je dit, et j’ai cru que, pour la première fois depuis mon départ, je me sentais vivre.
Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 148.
La mort est claire dans le ruisseau
et sauvage dans la lune
et claire
comme le soir venu l’étoile frémit
étrangère devant ma porte
la mort est claire
comme le miel en août
aussi claire est cette mort
et elle m’est fidèle
quand arrive l’hiver
oh Seigneur
envoie-moi une mort
que j’aie froid
et que la langue me vienne dans la mer
et près du feu
Seigneur
La mort dans la nuit attaque le tronc d’arbre
et le sommeil de quelques merles
dans les obscurités.
Thomas Bernhard, Sur la terre comme en enfer, La Différence, p. 63.
Ce respect pour des poètes que l’on ne comprend pas et que, malgré tout, l’on veut atteindre, est la source de nos méchantes littératures.
Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 113.
Il existe donc des gens qui veulent être clonés ? Probablement. Mais connaissons-nous quelqu’un que nous jugeons impératif de cloner ?
Iñaki Uriarte, Bâiller devant Dieu, Séguier, p. 161.
Nos proches devraient prendre soin de mourir à un moment où nous ne traversons pas une période d’atonie. Sans quoi, quel effort pour s’intéresser à leur mésaventure !
Emil Cioran, « Écartèlement », Œuvres, Gallimard, p. 944.