Parfois on rencontre un immense précipice, mais au-dessus il y a un peu de terre, sur quoi même on bâtit. À Quito, il y a ainsi deux longues quebradas, six mètres de terre superficielle et trente mètres de précipice. Quand il pleut on arrête les tramways et on regarde la terre qui plie. Ça tiendra peut-être encore quelque temps.
Parfois dans une rue, vous entendez un bruit lointain mais net d’eau furieuse ! Vous ne voyez d’abord rien. Vous êtes près d’un petit trou. Machinalement vous prenez un petit caillou et vous le lancez. Il faut, pour entendre le bruit, tellement de secondes que vous préférez partir. Vous vous sentez pris par le dessous, tous vos pas auscultent, vous murmurez en vous d’un ton terne et bête :
Le plancher des vaches… le plancher des vaches…
Henri Michaux, « Ecuador », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 186.
On a toujours remarqué que ce qu’il y avait de plus merveilleux dans l’homme était l’enthousiasme, mais que, hélas, on s’y cassait promptement les os, ou bien l’on cassait les os des autres.
Les Goulares ont essayé de dissocier les deux. L’enthousiasme et son objet. Donc, pas d’objet.
Ils s’excitent à s’exciter.
On en voit, solitaires sur un roc, ou en troupes sur les places, dans la transe. Envahis par des fièvres de loup.
Henri Michaux, « En marge d’Ailleurs », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 136.
Car notionneuse est capitalement la culture ; la notion est la cellule de sa texture ; notionneuse et nommeuse.
Jean Dubuffet, Asphyxiante culture, Minuit, p. 75.
Tout cela s’est passé voici bien longtemps, mais ma tristesse est plus ancienne encore.
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois, p. 23.
Quand furent promis à la destruction des abattoirs municipaux de pierre noire qu’elle trouvait beaux et où l’on retrouvait vaguement, en effet, le style d’un inconscient continuateur de Ledoux, ma mère tenta de les sauver. Elle échoua. Les abattoirs furent démolis. Elle en acquit pourtant les pierres. On inscrivit sur chacune un numéro à la craie pour les temps meilleurs qui permettraient la réédification, ailleurs, du monument. Ils ne sont pas venus. Les pierres, transportées à Montjuzet, y sont toujours, parmi les ronces. Les numéros sont effacés.
Renaud Camus, « lundi 28 avril 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 93.
Pour moi, une vie heureuse est un bien, sans doute, mais seulement parce qu’elle est heureuse, non parce que c’est la vie.
Giacomo Leopardi, « Dialogue d’un physicien et d’un métaphysicien », Petites œuvres morales, Allia, p. 72.
Celui qui est le gauche de moi, qui jamais en ma vie n’a été le premier, qui toujours vécut en repli, et à présent seul me reste, ce placide, je ne cessais de tourner autour, ne finissant pas de l’observer avec surprise, moi, frère de Moi. Et toujours alentour, le paysage gelé, qui ne pouvait se ranimer, endormi dont je ne me serais jamais douté que c’était moi qui l’animais tellement, même lorsque j’étais, ainsi qu’il m’arrive, las et défait.
Comme on se trompe ! On se trompe toujours !
Henri Michaux, « Face à ce qui se dérobe », Œuvres complètes (3), Gallimard, pp. 858-859.
Je vous ai tant aimée car vous m’avez permis
de n’être plus moi-même au fond de vos trois chairs :
la très humide, la soyeuse et parfois l’autre,
imaginaire, où vous prenant et reprenant,
torture et griserie, je prenais les cent femmes
logées dans ma mémoire. Alors vous m’enleviez,
carnivore soudain, au nom de la douleur,
si pure en vous, si noble et douce, mes vertèbres.
J’étais heureux de m’allonger dans votre songe,
plus transparent que le regard, plus désinvolte
qu’une langue en voyage autour de vos seins nus.
Privé d’âme et de corps, je vous laissais le soin
de décider si je serais votre épagneul,
votre miroir brisé, votre peau de rechange.
Alain Bosquet, « Lettre d’amour », Sonnets pour une fin de siècle, Gallimard, p. 97.
« Un chien porte déjà en soi un destin individuel et une représentation du monde, mais son drame a quelque chose d’indifférencié, il n’est ni historique ni véritablement narratif, et je crois que j’en ai à peu près fini avec le monde comme narration — le monde des romans et des films, le monde de la musique aussi. Je ne m’intéresse plus qu’au monde comme juxtaposition — celui de la poésie, de la peinture. Vous prenez un peu plus de pot-au-feu ? »
Jed déclina l’offre. Houellebecq sortit du réfrigérateur un saint-nectaire et un époisses, coupa des tranches de pain, déboucha une nouvelle bouteille de chablis.
Michel Houellebecq, La carte et le territoire, Flammarion, pp. 258-259.
Lorsque nous entrons à notre tour dans la chambrette, moi et mes lecteurs, moi d’abord, pardon, il le faut bien, je dois vous introduire, elle a déjà déballé tous ses pots et déroule d’une traite son boniment.
Sa marmelade est à la marmelade ce que l’or fin est au fer blanc.
[…]
Sa Sainteté le pape en fait dit-on remplir chaque matin un bassin de marbre cruciforme pour se baigner dedans et le Prince d’Orient a ordonné à son chirurgien personnel de lui ouvrir une deuxième bouche à côté de la première afin de pouvoir en engloutir davantage.
On a vu des prunes, des coings, et même des abricots rouler depuis leur branche dans son chaudron fumant pour en être. On a vu des abeilles fermer boutique après avoir goûté sa marmelade puis s’exiler dans des pays sans fleurs et butiner des cailloux par dépit et mortification.
Sa marmelade en applications quotidiennes guérit les lépreux si bien que c’est à qui leur léchera les aines et le ventre. Sa marmelade change la triste insomnie en aubaine et festin nocturne.
Ta femme est partie, sa marmelade la fera bien vite rappliquer, mais peut-être alors ne souhaiteras-tu plus autant la revoir chez toi. Sa marmelade est une purée de soleil candi, un regret pour les anges, un régal sur huit mètres pour l’intestin. Ah ! Dieu savait où il voulait en venir en créant le monde.
Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 32.
Pour être lu, un livre se rompt – mais les deux moitiés sont pour toi.
Éric Chevillard, « jeudi 19 mai 2016 », L’autofictif. 🔗
J’ai vu deux unijambistes aujourd’hui, coïncidence qui n’a pourtant rien de remarquable puisque c’est en somme comme si je n’en avais vu aucun.
Éric Chevillard, « samedi 6 janvier 2018 », L’autofictif. 🔗
De ce jour datent ma défiance à l’égard des bandes où mon « je » – aussi inconsistant soit-il – aurait à se dissoudre dans la confusion – aussi structurée soit-elle – d’un « nous » et, plus profondément, mon malaise à exister avec ce qu’on appelle les gens. Une église, un parti, un syndicat, mais aussi ce genre de bandes où on revendique et cultive une identité ethnique, culturelle, sexuelle, que sais-je, sont des moi collectifs identifiables que je prends plaisir, s’ils me sollicitent, à éconduire ou à traiter comme des fâcheux. Ivresse bon marché de la distance et petit luxe du refus : rien de plus facile de m’affirmer sachant que personne ne m’oblige à adhérer ni même à sympathiser. Peine ou plutôt joie perdue avec l’incommensurable Léviathan que sont les gens et qui m’étreint comme chacune de ses victimes dans les tentacules de l’anonymat et de l’impersonnalité. Ce moi-là, rien ne l’entame et nul ne lui échappe. Les individus s’y fondent et s’y confondent ; il les absorbe dans son idiotie – et c’est pourquoi il y a des jours où j’éprouve une très forte envie de « sécher » la vie comme un lycéen parle de « sécher les cours », envie de rester chez moi, seul, absolument seul, sans rien donner de moi aux autres et sans rien recevoir d’eux. Mais malgré que j’en aie, je sens bien que mon « Je » est les gens, que je ne peux prétendre qu’à une singularité quelconque et que ma solitude n’est qu’un lieu commun.
Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., pp. 34-35.