empalés

Ces bouffons lamentables et ces polichinelles humanitaires (il paraît qu’avant même d’expédier Kouchner au Kosovo, on a envoyé des clowns dans les camps de réfugiés ; et ce qui est invraisemblable c’est qu’ils n’aient pas été empalés dès leur arrivée) envahissent comme de juste l’espace malade du nouveau monde, seul et dernier théâtre où ils ont encore une petite chance, avec leurs gaudrioles morbides, de déchaîner le rire jaune des têtes de mort ; et de voir des squelettes se tenir les côtes. Si tu ne viens pas aux rigolos, les rigolos viendront à toi ; même sous perfusion.

Philippe Muray, Après l’histoire, Les Belles Lettres, p. 448.

David Farreny, 20 mars 2002
plongeuse

Des cuisses, des cheveux, cette femme est plongeuse

Pierre Jean Jouve, Les noces, Gallimard, p. 66.

David Farreny, 22 mars 2002
mangent

Vivre reste une affaire dont les moyens mangent la fin.

Pierre Bergounioux, « Vie domestique », Un peu de bleu dans le paysage, Verdier, p. 45.

David Farreny, 24 mai 2002
malheureux

Car entre nous, mon ami, je vous crois heureux, vous et tous les autres ; mais moi, avec votre permission et celle de votre siècle, je suis vraiment très malheureux ; j’en ai la certitude, et tous les journaux du monde ne me persuaderont pas du contraire.

Giacomo Leopardi, « Dialogue de Tristan et d’un ami », Petites œuvres morales, Allia, p. 241.

David Farreny, 9 nov. 2005
lieu

C’est curieux, malgré tout : jadis, « elle aimait la toilette », comme disait sa tante La Bohal ; lui adorait cette expression, il s’en souvient. « Et elle la porte à merveille ! » À merveille. Et aujourd’hui encore, si elle voulait, si elle pouvait : mince, donc, assez haute taille, les cheveux courts, ce beau visage un peu long, un peu maigre, où l’orbite du regard fait au-dessus des paupières une zone que l’ombre investit plus profond, certains soirs ; et cette ombre en arrière de ses cils, c’est le lieu même de la tendresse qu’il a pour elle, songe-t-il, quand il y songe.

Renaud Camus, L’épuisant désir de ces choses, P.O.L., p. 21.

David Farreny, 29 janv. 2006
image

Lorsque deux chaises sont disposées au milieu du petit salon de Keats, exactement de la même façon qu’en le célèbre tableau de Severn, si souvent reproduit, montrant Keats lisant là, sur une chaise, le coude appuyé sur une autre en face de la baie, une vibration de vérité se produit, qu’aucune notice didactique ne déclenchera jamais […]. Bien sûr, la référence, dans la simple et efficace mise en scène des deux chaises, n’est toujours pas le “réel”, cet éternel déserteur de la pensée comme de la rêverie (mais pas de la douleur, bon). La référence, c’est seulement le tableau de Severn, et Severn n’a jamais vu Keats lisant dans la maison de Hampstead. Cependant il s’est beaucoup renseigné auprès de Brown, qui lui a envoyé des descriptions méticuleuses, presque maniaques : il fallait que la postérité sût bien dans quelle position lisait Keats à Wentworth Place. Et surtout il y a cette phrase insondable de Keats qui nous permet d’entrevoir que la solution c’est le problème lui-même, et que l’essence des choses c’est de nous échapper indéfiniment, comme le sens :

« And there I’d sit and read all day like the picture of somebody reading » (comme l’image de quelqu’un qui lit).

Nous ne faisons jamais qu’imiter quelqu’un qui vivrait (et qui lirait, surtout).

Renaud Camus, « Wentworth Place, à Hampstead, Londres. John Keats », Demeures de l’esprit. Grande-Bretagne I, Fayard, pp. 394-395.

David Farreny, 6 juin 2010
ordre

Dans la vie de veille, au contraire, dès que je me laisse aller à imaginer qu’il serait possible, après tout, de laisser tomber tout ce qui me paraît à la fois si naturel et si pesant pour aller voir ailleurs si j’y suis, ma circulation sanguine s’accélère, des bouffées de bonheur me coupent le souffle, j’étouffe presque. Puis tout se calme, tout rentre dans l’ordre. Je suis comme les chœurs de l’opéra : « Marchons, Marchons ! » ; je rêve, mais je fais du surplace.

Marc Augé, Journal d’un S.D.F. Ethnofiction, Seuil, p. 14.

Cécile Carret, 27 fév. 2011
ordres

En route, en route, nous chevauchions à travers la nuit. Elle était sombre, sans lune ni étoiles, plus sombre encore que ne le sont habituellement les nuits sans lune ni étoiles. Nous avions une mission importante, le chef portait sur lui des ordres dans une enveloppe scellée. Inquiets à l’idée que nous pourrions le perdre, l’un de nous allait de temps à autre devant pour le toucher et s’assurer qu’il était toujours là. Une fois, juste comme j’allais voir moi-même, le chef n’y était plus. Nous ne fûmes pas trop effrayés, c’est bien ce que nous avions craint tout le temps. Nous décidâmes de rebrousser chemin.

Franz Kafka, « En route, en route… », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 568.

David Farreny, 17 déc. 2011
tourner

Musique qui en tout cas n’a rien d’humain. C’est le chant de l’absolu. Au xylophone les temps forts et différenciés, d’autres instruments viennent couper en syncope là-dedans. Le gong suspend tout.

[…]

Vers la fin de certains morceaux ils freinent et c’est exactement comme une carriole qu’on arrête. Les pas des chevaux et le rythme des sonnailles ralentit et la roue, car cette musique est plus qu’une autre une roue, s’arrête de tourner.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 132.

Cécile Carret, 28 juin 2012
sans

Et je voyais la jeunesse comme un fleuve, un libre confluent, un flot durablement commun dont j’avais été exclu, en même temps que tous les autres élèves, en entrant à l’internat. C’est un temps perdu qu’il n’était plus possible de rattraper. Il me manquait quelque chose, quelque chose de décisif pour la vie et qui me manquerait toujours. Comme bien d’autres de mes contemporains du village, j’avais un membre en moins ; mais il ne m’avait pas été arraché, comme un pied ou une main, il n’avait tout simplement pas pu se former, et ce n’était pas seulement une extrémité, comme on dit, mais un organe auquel rien ne pouvait suppléer. Mon infirmité était de ne plus pouvoir rien faire avec les autres : ni agir ni parler avec eux. C’était comme si je m’étais échoué, invalide, et que le courant qui n’avait apporté que moi se fût écoulé pour toujours. Je savais que j’avais besoin de la jeunesse, pour tout ce qui allait suivre ; l’avoir désormais manquée sans retour me rendait incapable de mouvement, provoquait même parfois, surtout dans la société des gens de mon âge, qui était pourtant celle qu’il me fallait, une crampe d’immobilisation intérieure très douloureuse qui me faisait jurer envers les responsables de ma paralysie – car ils existaient ! – une haine inexpiable.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 41.

Cécile Carret, 3 août 2013
photographié

Ordinairement, le sujet photographié est pris en traître dans la stupéfaction de l’instant. Un visage unique parmi tous ceux que l’on peut lui voir à travers la vitre du train de ses pensées. Pourquoi celui-ci ?

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 72.

Cécile Carret, 11 fév. 2014
petit

Même le diariste le plus présomptueux en vient à douter de l’intérêt que représentent ces pages envahies par le désarroi des sentiments, par l’absurdité quotidienne, par l’effort, presque toujours vain, de retenir une existence qui va à vau-l’eau. Lorsque le jeune Boswell demande à l’illustre Samuel Johnson s’il valait vraiment la peine de noter dans ses carnets de si « petites » choses, ce dernier lui répondit avec superbe : « Dès lors qu’il est question de l’homme, rien n’est jamais trop petit. » Ce pourrait être le premier commandement du diariste, le second étant : « Nulla dies sine linea », une façon comme une autre de dresser une barrière entre le néant et soi, en s’enfermant dans un cercle qui rétrécit d’année en année, jusqu’à la réclusion totale.

Roland Jaccard, « Les idoles du néant », La tentation nihiliste, P.U.F., pp. 116-117.

David Farreny, 9 déc. 2014
doctrines

Dans le dernier lustre des années 1970, le milieu intellectuel français se coiffait de phénoménologie, de structuralisme, de marxisme, de psychanalyse. C’était aussi la mode des retours à – retour à Nietzsche, à Marx, à Freud, à Heidegger. On glosait et on s’entre-glosait doctement sur la mort du sujet, le signifiant et le signifié, le fascisme de la langue, la déconstruction, les machines désirantes, le Dasein, l’objet « a », que sais-je encore. On avait la manie de la théorie – y compris dans les marges de l’intelligentsia universitaire où se formulait une grandiloquente critique de la « société spectaculaire-marchande ». Par-delà leurs différences et leurs différends, ces doctrines s’accordaient sur un point : endormir l’honnête homme – dans les deux sens du terme. Rédigées avec le scrupuleux souci de l’obscurité afin qu’on y vît une complexité, elles n’avaient sur moi qu’un effet soporifique, mais sur d’autres un effet bluffant. En son temps où sévissait déjà un ésotérisme scolastique, Montaigne notait que « la difficulté » est une « monnaie que les savants emploient, comme les joueurs de passe-passe, pour ne pas découvrir la vanité de leur art » et de laquelle « l’humaine bêtise se paye aisément ».

Frédéric Schiffter, « La métaphysique dévastée (Sur Cioran) », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.

David Farreny, 4 mai 2024

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