Bourrelée de remords, éperdue, en proie à un désespoir pitoyable, Emma l’adultère — qui déjà tend vers un suicide inéluctable — s’efforce maladroitement d’inciter le prêtre à l’aider à trouver une issue au malheur qui l’accable. Mais le prêtre, un homme simple et pas des plus malins, se borne à tirailler sa soutane souillée de taches, à interpeller d’un air éperdu ses acolytes, et à offrir des platitudes très chrétiennes. Sans rien trahir de sa frénésie, Emma reprend sa route, au-delà de tout réconfort de l’homme ou de Dieu.
William Styron, Face aux ténèbres. Chronique d’une folie, Gallimard, p. 81.
Aux pires moments, en septembre, il me semble que j’avais songé à aider le destin. Le maniement de la cognée facilitait l’examen de certaines pensées. Elles n’avaient pas un contour trop net. L’effort, la sourde commotion qui se communique au fer et à tout le corps empêche qu’on voit trop précisément ce qu’on imagine, la forêt confuse du plateau, les routes désertes, les rencontres mauvaises.
Pierre Bergounioux, Ce pas et le suivant, Gallimard, p. 88.
Est-on un pilier ou un appui pour quiconque ? Non. Quiconque croit prendre appui hors de ses propres forces, son propre recours, il va tomber. On le sait pour soi. On finit par l’apprendre. C’est lent.
François Bon, « Calcul des poutres et agrammaticalité », Tumulte, Fayard, pp. 503-504.
Recensement ininterrompu
reprenons
le toit l’arbre
le ciel le toit
l’arbre le ciel
tous mes possibles
rentrez vite
la vie vous mangerait
j’attends la neige
qui prouve le miracle
mais l’été est bref
comme un coït
et l’hiver ne chatoie
que dans un très vieux
livre imprimé
chez Mame
Jean-Pierre Georges, Passez nuages, Multiples, p. 25.
Les chagrins nous restent parce qu’on se souvient. Ceux que nous avons été, jour après jour, confient leur grief à celui qui les continue. Ils croient que le discernement, la volonté ou, simplement, les moyens dont ils sont dépourvus, lui les possédera et qu’il reviendra sur ses pas pour consoler ses hypostases lointaines. Le psychologue Zeigarnik suggère que c’est de ce qui n’a pas trouvé sa résolution que nous nous souvenons. Le reste s’est consumé dans un présent pur.
Pierre Bergounioux, « Visitation », « Théodore Balmoral » n° 58, automne-hiver 2008, p. 40.
L’histoire est un long chemin broussailleux qui mène jusqu’à nous. L’homme des droits de l’homme se regarde, émerveillé, comme l’aboutissement de l’homme. Et il le fait savoir. Fier, à s’en tambouriner la poitrine, d’avoir vaincu le principe hiérarchique, imbu de sa ferveur antidiscriminatoire, ivre de sa tolérance aux différences, il instruit le procès pour intolérance de toutes les formes de vie et de pensée qui diffèrent des siennes. Sûr que rien d’humain ne lui est étranger, et qu’il est seul dans ce cas, il devient étranger à tout ce qui est humain.
Alain Finkielkraut, « Un présent qui se préfère », L’imparfait du présent, Gallimard, pp. 121-122.
Ainsi s’approche-t-on de la monstrueuse utopie que j’ai toujours en frémissant caressée, un journal qui serait la vie, la remplirait tout entière, se substituerait à elle. Les lignes sont la couleur même du temps, la vie est l’écriture même, biographie, graphobie. Ce n’est plus de la littérature que relève l’entreprise, à supposer qu’elle y ait appartenu jamais ; à moins que la littérature n’ait précisément cette fin, et ne soit justement cela, cette impérialiste totalité qui tend au monde un miroir sans tain, qu’elle emplit tout entière ; non par la beauté de ses phrases, mais par le seul effet de leur masse.
Un lecteur ? Mais lui-même et tout son temps seraient happés par l’absurde projet de lire ces pages. Son existence ne coïnciderait plus qu’avec ce papier ; sauf s’il n’observait, de ces phrases, que leur accumulation en cahiers, en volumes, et s’il avait le moyen de s’assurer, par le biais d’un index, qu’elles ne sont pas méandres abstraits de la plume et de l’encre, mais que des sens les ont bien habitées, que des colères, des coïncidences et des joies les ont dictées, qu’elles ont prétendu, sans trop y croire, refléter des heures, des humeurs, des villes, de vagues opinions, des états de ciel et de l’âme. Le monde ? Allons donc ! Une table, une fenêtre, une table près d’une fenêtre, et la vue, les vues.
Renaud Camus, « mardi 26 mai 1987 », Vigiles. Journal 1987, P.O.L., pp. 232-233.
Tous ses rapports avec le monde semblent se produire à travers quelque membrane. Cette membrane empêche toute forme de fertilisation. Métaphore intéressante, gros potentiel, mais il ne voit pas où cela peut le mener.
John Maxwell Coetzee, L’été de la vie, Seuil, p. 312.
C’est bien pourtant quand nous sommes en vie que nous aurions souvent l’usage d’une cachette sous la terre fermée par une porte de marbre.
Éric Chevillard, « mercredi 25 mai 2016 », L’autofictif. 🔗
Plaisirs de la chère et de la chair font des souvenirs très abstraits. La mémoire est une archiviste frugale et frigide.
Éric Chevillard, « lundi 7 octobre 2019 », L’autofictif. 🔗