géant

On a récemment démontré l’existence d’un centre de croissance dans le système nerveux.

On pourrait l’affoler. On pourra l’affoler.

Géant par nervosité. Nain par indifférence.

Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 287.

David Farreny, 13 avr. 2002
quitté

Il n’y a que l’embarras du choix, pour le monde quitté.

Renaud Camus, Le département de l’Hérault, P.O.L., p. 77.

David Farreny, 2 mars 2006
tourisme

Le tourisme se détruit lui-même. C’est là la règle générale.

Renaud Camus, Le département de la Lozère, P.O.L., p. 32.

David Farreny, 12 mars 2008
vécues

Tu préférais le premier rêve, mais le plaisir que tu avais éprouvé à faire l’un et le malaise dans lequel t’avait plongé l’autre ne changeaient rien à l’agrément de se les remémorer. Rêve ou cauchemar, qu’importait, si tu pouvais éprouver le trouble de revivre éveillé le souvenir de choses vécues dans le sommeil.

Édouard Levé, Suicide, P.O.L., p. 95.

Cécile Carret, 22 mars 2008
impuretés

Qu’est-ce donc qu’un texte poétique dans l’espace de la francophonie ? C’est une kyrielle de mots qui chantent encore et encore la beauté dans toutes ses nuances ; c’est le sourire de quelqu’un qui voyage vers tous ; c’est une missive inspirée par la flamme de l’amour et qui déploie pour l’utopie des ailes d’oiseau

[…]

Au réel, déjà dissous par la technique dans le virtuel, la langue en fête substitue les colombes de la propagande et l’abstraite ferveur des clichés. Tandis que l’écran dématérialise l’existence, l’écrit la délivre de ses impuretés. La terre et le terre-à-terre, le géographique et le trivial sont congédiés simultanément. L’angélisme triomphe avec l’artificialisme. Il n’y a de poésie, pour la culture en mouvement, que dans l’oubli lyrique du monde concret. Le oui extatique à la vie que profère cette muse est un non catégorique à l’intelligence de l’humain, et son grand message de paix et d’amitié, une fermeture au donné, froide, définitive, implacable.

Alain Finkielkraut, « Les transports lyriques de l’âme fermée », L’imparfait du présent, Gallimard, pp. 84-85.

Élisabeth Mazeron, 9 janv. 2010
malaise

Je m’étais beaucoup langui d’elle pendant les trois décennies qui venaient de s’écouler, et, si je voulais conserver des chances de ne pas la perdre de vue, il fallait que je m’incruste coûte que coûte à l’intérieur de ce rêve et que je l’attende. C’était un de ces songes où rien de vraiment effrayant ne se produit, mais où toute minute est vécue avec un fort sentiment de malaise. La ville restait crépusculaire quelle que fût l’heure ; on s’y égarait facilement ; certains quartiers avaient disparu sous le sable, d’autres non. À chaque fois que je regardais ce qui se passait dans la rue, je voyais des oiseaux mourir. Ils descendaient en vol plané, ricochaient sur le bitume avec un bruit pathétique, sans un cri, et, au bout d’un moment, ils cessaient de se débattre.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 193.

Cécile Carret, 3 oct. 2010
musique

La musique m’ouvrit une autre voie, ou me révéla une voie qu’à vrai dire je ne cessais d’emprunter sans m’en apercevoir. Au lieu de regarder jalousement mon douloureux ennui, lui préférant toute forme d’activité, refusant de loger en lui quelque chose qui risquerait de le dénaturer (refusant même de comprendre que l’ennui était un logement), il était possible d’ouvrir l’ennui à cette forme en expansion indéfinie qu’était la musique : si on acceptait de l’écouter, de la laisser développer votre attention, elle passait un pacte avec ce qu’était en définitive l’ennui, à savoir une vie intérieure informe et agitée, une vitalité confuse, empêtrée, en attente de formes, le chaos originel revenu se poser sur le monde.

Quel rapport les Brandebourgeois de Bach ou Honeysuckle Rose avaient-ils avec ce chaos qu’apparemment ils n’avaient pas oublié ni effacé ?

Sans doute que, comme toute composition musicale, ils s’étaient donné pour tâche de mettre en forme ce que l’ennui, malgré la douleur qu’il inflige, sa pesanteur propre, libère et fait venir au jour : la matière mobile et non verbale de la pensée, disons de la vie mentale, qui n’est visible de façon aussi flagrante que quand elle est ainsi inoccupée et tournoie de souci en pensée vague, adonnée à sa propre mobilité.

Pierre Pachet, Sans amour, Denoël, p. 45.

Cécile Carret, 13 mars 2011
tiens

Tiens, un ragondin !

Mammifère rongeur originaire d’Amérique du Sud, le ragondin peut atteindre 64 centimètres, mais celui-ci est un peu plus petit, aux incisives orange. Il se nourrit essentiellement de plantes d’eau douce. Sa fourrure interne imite celle du castor, c’est un luxe dont il jouit secrètement, sans ostentation.

Un hiver rigoureux succède à l’automne pluvieux suivi à son tour d’un printemps ensoleillé puis d’un été torride, qui touche à sa fin, voici les premières pluies d’automne.

J’avais trouvé une parfaite définition du brouillard, je l’ai perdue.

Le vaillant petit tailleur sent venir la faim. Il fait halte devant un pommier et tend le bras pour cueillir un fruit. Mais lequel choisir ? Il hésite. Toutes ces pommes sont très réussies. Comment fait le ver ?

Le lendemain, c’est la soif qui le surprend. Il s’agenouille sur la berge d’un clair ruisseau. Mais à quel moment plonger ses mains en coupe dans cette eau courante ? quelle gorgée boire, et pourquoi celle-ci plutôt qu’une autre ?

Depuis combien de jours marche le vaillant petit tailleur, depuis combien de mois ? Sa ville n’est déjà plus qu’un point à l’horizon. Rue du Poids de l’huile, le chat aux trois couleurs furète dans les coins. Il doit chercher sa bille, pense le petit tailleur. Là-bas, sous la carriole du chiffonnier.

Il se croit perdu dans la forêt profonde. Il n’y a pourtant qu’un arbre dans la plaine. Mais il tourne autour interminablement.

La fatigue tombe d’un coup sur ses épaules. Le petit tailleur la couche sur un lit d’herbe, et se sauve sans faire de bruit.

Mais quand enfin il dénoue sa ceinture pour s’étendre plus à son aise, tout se fige et fait silence sur Terre et dans le ciel. Cette imperceptible vibration de lumière pourtant ? Ce sont les sept étoiles de la Grande Ourse qui tremblent : elles ont lu.

— Je dors sur mes deux oreilles sans parvenir à fermer l’œil, qui suis-je ?

— Le vaillant petit tailleur ?

— Mais non !

— L’auteur ?

— Mais non ! La lune !

Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 50.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
malaise

Il suffisait de refuser poliment. Au lieu de quoi j’ai montré mon hésitation, dans laquelle l’homme s’est engouffré. Allez, allez, a-t-il dit. J’ai commencé à comprendre que, lorsqu’il n’étouffait plus, il devenait jovial. J’entends qu’il avait un fond jovial. La femme, elle, avait l’air toujours triste, si bien qu’entre les deux je n’aurais pas su dire ce qui me semblait le pire, de la jovialité ou de la tristesse, sauf qu’en l’occurrence il ne s’agissait pas de choisir, il s’agissait de jovialité et de tristesse, l’une s’inscrivant en contraste avec l’autre, accusant l’autre, la rendant insupportable, sans parler du mélange des deux, évidemment, qui produisait de son côté un effet de malaise, incapable que se trouvait leur interlocuteur de savoir s’il devait s’apitoyer ou sourire, sachant que par ailleurs la jovialité n’a jamais fait, à ma connaissance, sourire personne.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 33.

Cécile Carret, 27 sept. 2011
optimates

À vrai dire, pour créer un tel équilibre, il fallait un esprit aussi libre que l’était frère Othon. Il avait pour principe de traiter les hommes qui nous approchaient comme autant de rares trouvailles découvertes au fil d’un long voyage. Il aimait aussi nommer les hommes les optimates, signifiant par là que tous autant qu’ils sont, ils forment l’aristocratie naturelle de ce monde et que chacun d’eux peut nous apporter l’excellent. Il les concevait comme des réceptacles du merveilleux, et, créatures suprêmes, il leur accordait des droits princiers. Et réellement, je voyais tous ceux qui l’approchaient s’épanouir comme des plantes qui s’éveillent du sommeil hivernal, non point qu’ils devinssent meilleurs, mais parce qu’ils devenaient davantage eux-mêmes.

Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 28.

Cécile Carret, 27 août 2013
mince

Si j’étais différent, me dis-je, ce serait là un jour heureux, car je l’éprouverais sans réfléchir. Je terminerais avec un plaisir anticipé mon travail normal — celui-là même qui est tous les jours pour moi d’une monotonie anormale. Je prendrais l’autobus pour les faubourgs de Benfica, en compagnie de quelques amis. Nous dînerions parmi les jardins, en plein soleil couchant. Notre gaieté serait partie intégrante du paysage, et reconnue comme telle par tous ceux qui pourraient nous voir.

Malgré tout, comme je suis moi, je tire quelque plaisir de ce mince plaisir de m’imaginer comme étant cet autre. Bientôt, ce lui-moi, assis sous un arbre ou une tonnelle, mangera le double de ce que je peux manger, boira le double de ce que j’oserais boire, rira le double de ce que je pourrais jamais rire. Bientôt lui, maintenant moi. Oui, pendant un instant j’ai été différent : j’ai vu, j’ai vécu en quelqu’un d’autre ce plaisir humble et humain d’exister comme un animal en manches de chemise. Grand jour, assurément, que celui qui m’a fait rêver de la sorte ! Jour sublime et tout pétri d’azur, comme mon rêve éphémère de me voir en employé de bureau plein de santé, passant je ne sais où une bien agréable soirée.

Fernando Pessoa, « 34 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024

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