enclaves

Le département des Hautes-Pyrénées a deux enclaves dans celui des Pyrénées-Atlantiques. J’ai un goût marqué des enclaves et suis allé religieusement observer, sans y pénétrer, l’enclave espagnole de Llivia, dans les Pyrénées-Orientales, près de Bourg-Madame. Ce goût a certes précédé la métaphore que j’en tire, dont pourtant je ferais volontiers une éthique : introduire dans chaque discours ce qu’il refoule, être dans chaque groupe ce qu’il exclut. Enclave de la nostalgie dans la modernité, puis violemment l’inverse… Les enclaves ne se conçoivent qu’emboîtées.

R.B. se disait à l’arrière-garde de l’avant-garde. Il ne serait pas mal d’être un chevau-léger galopant sans cesse dans les deux sens le long de la colonne en marche, et donnant des nouvelles au passage. Mais y a-t-il une colonne en marche, et vers où ?

Renaud Camus, « vendredi 13 juin 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 504.

David Farreny, 9 août 2005
réclamer

Après dîner, avec Cathy, jusqu’au sommet des Plates. L’ombre s’est déjà emparée des versants. Le regard porte à l’infini. Il ne subsiste plus que quelques rares pâtures, d’un jaune pâle, dans le couvert des bois qui ont conquis la contrée. Nous faisons s’envoler une buse. Nous nous asseyons au sommet d’une butte, face aux monts du Cantal et c’est comme d’avoir quitté le monde, pris congé de la vie resserrée, inquiète, laborieuse dont nous sommes les otages tant est souveraine la suggestion du lieu, parfaite, la solitude, absolue, la paix. On a changé d’échelle, adopté un autre point de vue, celui des immensités impavides, éternelles, au regard desquelles ce qui nous meut et nous point n’est rien. On se trouve réduit à son être pur, à la simple conscience de tout cela, qui nous est momentanément accordé. Et notre finitude infime, notre fugacité sont si évidentes qu’il serait fou de réclamer. Tout est simple et facile. On peut accepter.

Pierre Bergounioux, « dimanche 1er août 1993 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 325.

David Farreny, 20 nov. 2007
otage

La querelle entre l’arbre et l’eau ne les empêche pas de conspirer ensemble à notre détriment. Celle-ci ne cherche qu’à investir la place qu’on occupe. Elle dénature ce qu’on lui confie, nous transperce du froid qui est le sien et s’applique à nous rendre aussi méconnaissables que les biens qu’on lui arrache. Les bois procèdent au rebours mais tendent au même résultat. Ils ne s’efforcent pas de nous rentrer dedans. Ils cherchent à nous tirer dehors, à épuiser nos forces, à nous priver d’haleine et de vouloir. L’eau enlace, triture, absorbe ; le bois pique et fouaille, repousse, harasse. La résistance innombrable des perches prolonge, en surface, celle, sourde, cachée, des pentes rocheuses. Ils sont un obstacle sur l’obstacle, un comble lorsque, prenant pied sur le sommet, on découvre qu’on n’est pas plus avancé que l’instant d’avant, mais, toujours, la victime des branches, l’otage des fourrés.

Pierre Bergounioux, Le chevron, Verdier, p. 34.

Élisabeth Mazeron, 3 mars 2008
adhérence

J’aurais voulu de la compassion, de cette sorte que j’éprouve moi-même devant certains regards, par exemple, celui des vieillards trop faibles physiquement pour voir le monde au-delà de leur environnement domestique, des enfants à qui l’on cache certaines clefs de ce monde, des animaux qui s’orientent, le museau au ras du sol, et qui tous sont dans l’impossibilité de percevoir le sens d’une souffrance qui les accable. Leur être même se confond avec cette souffrance et les regards arrêtés qu’ils lèvent vers les hommes et les femmes avertis et responsables disent leur adhérence au malheur. Je crois sincèrement avoir eu cette crédulité quand je souffrais moi-même sans pouvoir donner d’autre explication que celles que la langue transporte sans plus aller puiser dans le tréfonds des sentiments personnels.

Catherine Millet, Jour de souffrance, Flammarion, pp. 181-182.

Élisabeth Mazeron, 18 mars 2009
monolithe

L’école du respect ignore superbement les distinctions fondatrices du respect de l’école. La réalité humaine qu’elle prend en charge est tout d’une pièce. La culture dont elle est occupée n’est plus une ascèse personnelle et une destination commune, c’est une origine particulière et un intouchable prédicat. Ce n’est plus un cheminement ou un arrachement, c’est un monolithe. Ce n’est plus le soin de l’âme — car l’âme a rendu l’âme — c’est une déclaration d’identité. Alors même qu’il est confronté à la violence de l’être brut notre monde abandonne la culture de l’être pour l’apologie culturaliste de l’être-soi.

Alain Finkielkraut, « Sauve qui peut le respect », L’imparfait du présent, Gallimard, pp. 252-253.

Élisabeth Mazeron, 9 janv. 2010
métamorphoses

Scheidman ne profitait pas de la situation. Son organisme avait subi des métamorphoses qui auraient compliqué une course éperdue. Sous l’influence des brumes radioactives de l’hiver, ses longues squames de peau malade étaient devenues d’imposants goémons. Vu de loin, Scheidman s’apparentait à une meule d’algues sur quoi on eût fait sécher une tête.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 148.

Cécile Carret, 19 sept. 2010
droit

Comme ils arrivaient sur moi, nus avec des gouttelettes sur la peau qui accrochaient le soleil, j’ai eu envie de la fille, et de me baigner aussi, j’avais chaud et j’étais surpris par le désir, mais je n’étais pas certain que ça m’aurait conduit où que ce soit, et je me suis contenté de les regarder venir, en détaillant discrètement la fille et en essayant de faire abstraction du type, notamment en espérant lui faire comprendre que sa nudité à lui ne m’intéressait pas du tout et même que je la trouvais répréhensible, que j’associais à sa désinvolture, mais que la fille c’était différent, elle avait droit à mon pardon.

Christian Oster, Rouler, L’Olivier, p. 23.

Cécile Carret, 26 sept. 2011
tout

Autun. L’électricien aux yeux noyés, une vieille belette. Les enfants le houspillent.

« Comment qu’ça va, missieur J. ?

– Tout doux, tout doux, du Giraudoux. »

À minuit la salle se vide dans un tonnerre, trop d’images dans la tête. On se retrouve tout seul avec 500 mètres à rembobiner.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 59.

Cécile Carret, 18 juin 2012
rêver

Il fait si froid qu’on ne peut s’arrêter nulle part, ni rêver ; la rêverie est prise dans la marche : une rêverie obstinée, de la pensée, plutôt, à l’état naissant, prête à bondir vers la joie ou la tristesse où elle se défait.

Richard Millet, Eesti. Notes sur l’Estonie, Gallimard, p. 68.

David Farreny, 4 sept. 2012
voient

La femme dit : « Faisons encore une photo avant de nous en aller. » Sur l’image on la voyait tout d’en bas, baissant le regard, sur fond de ciel ; avec à peine la pointe des sapins. La femme s’écria comme effrayée : « Alors, c’est ainsi que les enfants voient les adultes ! »

Peter Handke, La femme gauchère, Gallimard, p. 96.

Cécile Carret, 30 juin 2013
saison

L’été n’est pas une saison vivante mais une saison vécue.

Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 236.

David Farreny, 24 août 2014
délivre

Des corrélations entre topos et macrotopos

Des éléments suprasegmentaux,

Délivre-nous, Seigneur.

[…]

Du vocoïde,

Du vocoïde nasal pur ou sans occlusion consonantique,

Du vocoïde bas et du semi-vocoïde homorganique,

Délivre-nous, Seigneur.

[…]

Du programme épistémologique dans l’œuvre,

De la dimension épistémologique et de la dimension dialogique,

Du substrat acoustique du culminateur,

Des systèmes générativement compatibles,

Délivre-nous, Seigneur.

[…]

Des apparitions de Chomsky, de Mehler, de Perchonock

De Saussure, Cassirer, Troubetzkoy, Althusser

De Zolkiewsky, Jacobson, Barthes, Derrida, Todorov

De Greimas, Fodor, Chao, Lacan et caterva

Délivre-nous, Seigneur.

Carlos Drummond de Andrade, Exorcisme.

David Farreny, 25 nov. 2014

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