slow

Le slow qui tue est une machine logique à décollage vertical.

Pascal Comelade, Écrits monophoniques submergés.

David Farreny, 24 mars 2002
occultes

C’est pour avoir continuellement maintenu quelque chose — elle-même — hors des atteintes des puissances ennemies, qui sont les mêmes depuis toujours, partout, pour tous, c’est pour ça qu’elle se dessinait, dans l’air où résonnent les paroles, tout près, chaque fois ou presque que j’ai parlé avec un de ses enfants. Il n’est pas vrai qu’il n’y ait plus personne, plus rien après qu’on a cessé de respirer. Certains, en vérité, n’existent pas vraiment quand, pourtant, on peut les voir passer et repasser dans la lumière, entendre ce qu’ils disent. Ce n’est pas eux. C’est rien que ce qu’on n’est pas, les forces occultes, l’enfant qui joue derrière le rideau du temps orné de figures peintes. D’autres, en revanche, sont toujours là quand on les chercherait en vain du regard. Il peut arriver qu’on ne les ait jamais vus ou que ça n’ait duré que trois secondes et qu’on n’ait même pas su, alors, qui ils étaient.

Pierre Bergounioux, Miette, Gallimard, p. 65.

Élisabeth Mazeron, 6 oct. 2004
lente

L’imbécillité de l’herbe.

L’intelligence de l’herbe.

Les lentes bêtes brouteuses.

Rien. Le temps. Les vaches. Rien.

L’imbécillité, la lente

Intelligence de l’herbe.

Rien. Le temps. Les vaches. L’herbe

Et sa lente intelligence.

Norge, « J’écoute brouter à Lupetière », Poésies 1923-1988, Gallimard, p. 207.

David Farreny, 24 sept. 2006
ermitage

Empaqueté comme un esquimau, je suis sorti pour voir de quoi ce rien était fait. La nuit montait du sol comme une nappe d’encre, pas une lumière, le noir des murs plus profond encore que le noir des prés. Un vent à décorner les bœufs ; mes poings gelaient au fond des poches. […] Je cherchais l’ermitage de ce saint Enda dont les disciples ont fondé Saint-Gall et appris aux rustres que nous étions à se signer, dire les grâces, chanter les neumes, enluminer les manuscrits de majuscules ornées ruisselantes d’entrelacs, de griffons, d’aubépines, de licornes. D’après ma carte, cette tanière serait juste deux cents mètres à l’est sous la maison. Je ne l’ai évidemment pas trouvée ce soir-là. De jour c’est une taupinière basse, moussue, si rudimentaire qu’à côté d’elle, les bories des bergers de Gordes font penser au Palais du facteur Cheval.

Nicolas Bouvier, Journal d’Aran et d’autres lieux, Payot & Rivages, p. 31.

Cécile Carret, 4 fév. 2008
hébète

Mardi – […] Quelle fenêtre possède encore la grâce ? Qui peut lutter contre un jardin ? Mon œil est sec et mon oreille pleine à ras bord de marteaux-piqueurs, de couinements. Le corps gêne dans le métro, trop de coudes et d’orteils.

Mercredi – Gris souris de rentrée, pluie de septembre en juillet et la promesse d’une impasse pavée à Jaurès. Une fenêtre à trois carreaux cassés, deux autres sales. Le vide hébète.

Anne Savelli, Fenêtres. Open space, Le mot et le reste, p. 22.

Cécile Carret, 21 juil. 2008
forces

« La poésie n’est pas un simple jeu de l’esprit. » À cette note de Reverdy fait écho la déclaration d’André du Bouchet : « Un jeu de langage qui n’est qu’un langage bouclé sur lui-même est complètement stérile. » Éthérer la poésie jusqu’à la réduire à un pur travail de langue revient à en faire une coque vide, belle et complexe sans nul doute, mais décorative comme ces conques exotiques qui s’empoussièrent doucement dans leur vitrine et dans lesquelles les enfants croient qu’ils entendent la mer. La poésie a à voir avec vivre, avec la réalité de vivre, ses tensions, ses éblouissements et ses luttes, ses résistances. Plus précisément, elle demeure ce « bouche-abîme du réel désiré qui manque », elle est « avant tout le fruit de l’insatisfaction » (Reverdy). Je n’écris pas d’abord pour créer de la beauté, ou pour convier à une fête de l’intellect, j’écris pour éviter l’écrasement ou l’engloutissement par le manque. J’écris pour trouver un peu d’air. « Qu’un homme qui écrit déclare qu’il n’a jamais assez d’espace clair, assez de ciel au-dessus de sa tête, et je pense que ce mince détail est plus important, et pourrait en dire plus long, pour ceux qui seraient curieux de le connaître, que de savoir s’il a été peintre en bâtiment ou employé dans une compagnie d’assurance » (Reverdy). Cette masse oppressante, qui rend urgent le poème, non comme une délivrance mais comme un sursis, c’est ce que j’appelle la réalité, qu’elle soit extérieure ou intérieure. Un poète n’est qu’une peau, une sorte de mince tambour entre deux forces de frappe, celle de la mémoire et celle du dehors présent : « on ne peut faire de la surenchère / sur la réalité / il suffit / qu’on y bute » (du Bouchet).

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 89.

Cécile Carret, 4 mars 2010
créancier

J’avais beau ne pas lui être très supérieur, il m’inspirait à la fois de la pitié et une vague répugnance ; mais la pitié de ce temps-là, demeurant sans effet, se dissipait aussitôt conçue comme fumée au vent, et laissait dans la bouche un inutile goût de faim. Comme tout le monde, sans toujours me l’avouer je cherchais à l’éviter : il était dans un état de besoin trop criant, et quiconque est dans le besoin est un peu notre créancier.

Primo Levi, « Capaneo », Lilith, Liana Levi, p. 8.

Cécile Carret, 21 mars 2010
cerisier

Voici un cerisier sur leur chemin et ses mille têtes réduites d’apoplectiques suspendues aux branches par leur dernier cheveu, le sang presque noir déjà affleurant et comme pulsant sous le fin tégument de leur peau tendue, luisante, et qui semblent appeler la dent du carnassier plus que le bec du sansonnet.

Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 70.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
invisiblement

Puis c’étaient de nouveau des châteaux, nichés sur de hautes pointes rocheuses, et des cloîtres, sombres anneaux de murailles autour desquels dans les étangs à carpes la lumière scintillait comme sur des miroirs.

Quand du haut de notre siège élevé nous regardions les séjours que l’homme a bâtis pour y cacher sa vie, son bonheur, ses nourritures, ses religions, alors tous les siècles fondaient à nos yeux en une seule réalité.

Et les morts, comme si les tombes s’étaient ouvertes, surgissaient invisiblement. Ils nous environnent dès que notre regard se pose avec amour sur une terre à l’antique culture, et tout comme leur héritage est vivant dans la pierre et le sillon, leur âme très ancienne est présente sur les terres et les campagnes.

Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 44.

Cécile Carret, 27 août 2013
limites

L’homme est peut-être moitié esprit et moitié matière, comme le polype qui est mi-plante, mi-bête. Les plus étranges créatures sont toujours celles se trouvant aux limites.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 210.

David Farreny, 11 déc. 2014
oblige

Tendance à la lecture en diagonale. Donc, qu’est-ce qu’un grand écrivain ? Quelqu’un qui m’oblige à lire ligne à ligne et mot à mot. C’est rare.

Philippe Muray, « 20 septembre 1990 », Ultima necat (III), Les Belles Lettres, p. 379.

David Farreny, 29 fév. 2024

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