insaisissables

Les imbéciles font de bien plus redoutables adversaires, dans une discussion, que les gens intelligents, car n’exerçant aucun contrôle sur leurs propres arguments, ils sont insaisissables.

Renaud Camus, Buena Vista Park, Hachette/P.O.L., p. 67.

David Farreny, 14 avr. 2002
viciait

Oh, c’était bien cela. Lagrand le savait. Tout le monde souhaitait ici la mort du garçon, de ce pauvre, vilain et ridicule enfant bêtement surnommé Titi, et peut-être même jusqu’à la petite Jade qui souhaitait innocemment que Titi meure, ce garçon aride, déprimant comme une tache irrémédiable au revers de tout plaisir possible, de quelque espèce de goût bien légitime qu’on pouvait arriver à prendre à l’existence et que lui, ce manquement tenace, viciait, lui, Titi, qui avait survécu, en les gâtant, à toutes les occasions de joie.

Marie NDiaye, Rosie Carpe, Minuit, p. 214.

David Farreny, 24 déc. 2002
courage

Le plus dur est toujours la peine qu’on cause. Il faut la voir aussi, hélas, comme le chantage le plus cruel, et se souvenir qu’elle n’a d’autre origine que l’erreur ou le préjugé. La vérité c’est qu’il est vain, dans quelque situation qu’on soit, d’espérer faire l’économie d’un moment de courage.

Renaud Camus, « mercredi 21 mai 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 266.

David Farreny, 30 juil. 2005
enclos

Ce jour-là, dit-il, ne fut pas un jour très différent des autres jours. Depuis quelque temps, Ophélie avait découvert que son cœur l’avait quittée. Elle s’en était aperçue certaine nuit où, cherchant à s’endormir et ne pouvant trouver le sommeil, elle avait glissé sa main sous ses seins et avaient senti, en ces doux parages de chair, la place d’un grand vide où plus rien ne battait. Le précipité d’un désert. Un enclos d’absence, d’immobilité, de nullité d’être… Elle serrait sa main contre sa poitrine — et sa poitrine ne répondait pas. Elle fixait son écoute sur le point précis où, d’ordinaire, le martèlement du cœur se laissait entendre — mais aucune pulsation ne lui parvenait ni même une rumeur. Avec angoisse elle pressait ses mains sur ses côtés et les laissait ensuite doucement se détendre, absolument comme on voudrait s’emparer de quelque chose d’infiniment précieux et le retenir — et l’on s’aperçoit alors dans le retrait qu’il n’y a rien, qu’il n’y a plus rien, qu’il n’y a jamais rien eu. Et l’on recommence aussitôt — le même geste de saisie et de remise — car une telle évidence est proprement insupportable.

Claude Louis-Combet, « La raison d’Ophélie », Rapt et ravissement, Deyrolle, pp. 46-47.

Élisabeth Mazeron, 26 mars 2010
enfance

Mais la réforme qui me tenait le plus à cœur concernait l’enfance de l’homme, laquelle allait sous mon règne devenir facultative, sa durée en tout cas serait laissée à la libre appréciation de chacun : ceux pour qui elle s’annonçait pareille à une de ces longues nuits d’hiver dans les bois où les étoiles vont par paires et forment à pas de loup d’inquiétantes configurations sous les arbres en seraient quittes à jamais après quelques instants d’épreuve ; ceux au contraire qui auraient consacré le restant de leurs jours à pleurer les étés passés dans cette même forêt en compagnie de l’oncle qui connaissait le nom des oiseaux et des insectes et renseignait parfois le grimpereau brachydactyle – sous cette écorce, tu trouveras des larves de vrillette –, ceux-là ne sortiraient de leur merveilleuse enfance que pour crisper une main sur leur cœur et mourir.

Éric Chevillard, Le vaillant petit tailleur, Minuit, p. 29.

Cécile Carret, 25 avr. 2011
reprise

K. était convaincu qu’Amalia se trompait, Amalia sourit, et ce sourire, bien qu’il fût triste, illumina ce visage si gravement fermé, rendit le mutisme parlant, supprima les distances, livra un secret, livra une possession jusqu’alors gardée qui pouvait bien être reprise, mais jamais complètement.

Franz Kafka, « Le château », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 663.

David Farreny, 22 oct. 2011
survivre

Nous nous sommes retrouvés en début d’après-midi pour Jean-Claude. La cérémonie avait lieu à seize heures à Tour-en-Sologne.

On est plutôt contents de se voir, on en est plus à être triste. On est si peu nombreux.

La sonnette retentit. Ma tente se penche à la fenêtre et les invite à monter. Ils sont trois, une femme et deux hommes, dans des costumes du dimanche tirés du vestiaire de l’Armée du Salut. Un petit quelque chose d’alcoolique dans les traits ; des amis qu’il avait connus, là-bas, chez le ferrailleur.

Au total, on est huit.

À force, les enterrements, ces dernières années, sont devenus des opérations de survie, même à mon âge. Survivre aux températures en hiver, à taper du talon autour des gars des entreprises de pompes funèbres, survivre aux canicules en été dans les rallonges de cimetières où les arbres n’ont pas eu le temps de pousser, se sentir survivre, enfin, d’être encore là.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 110.

Cécile Carret, 25 sept. 2013
goût

Séparées à la naissance, ces jumelles se retrouvèrent à l’âge de 40 ans grâce à un dossier conservé par les services sociaux. Et là, grande émotion, si elles ne se ressemblaient en rien au physique, elles se découvrirent avec stupeur un goût commun pour la musique, les voyages et le cinéma !

Éric Chevillard, « vendredi 29 avril 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 29 avr. 2016
système

Le Français est capricieux ou fanatique, il juge par lubie ou par système ; cependant le système même prend chez lui les apparences d’une lubie.

Emil Cioran, « Écartèlement », Œuvres, Gallimard, p. 920.

David Farreny, 1er mars 2024
ténia

La pensée maîtresse de Mme Du Deffand n’avait rien à voir avec l’une de ces grandes questions morales, scientifiques ou politiques qui agitaient les philosophes, mais procédait d’une indisposition existentielle contractée depuis toujours : l’ennui. Non pas cette hébétude qui saisit les gens affairés et qui, soudain, se voient désœuvrés ; plus radicalement, le lancinant sentiment d’une vie stérile soumise à un temps porteur de nulle autre œuvre que la déchéance du corps et de l’esprit et de nulle autre fin que la mort. La marquise parlait de l’ennui comme d’un ténia de l’âme : « Il consomme tout ce qui pourrait me rendre heureuse. » Au plus haut de ses crises et à mesure que le noir tombait sur ses yeux, elle souhaitait se déserter comme on plante là une mauvaise compagnie. On qualifierait aujourd’hui son mal de « maladie orpheline », sans cause précise ni spécifique — hormis, à la rigueur, les cures répétées de mondanités érigées en calendrier de la vacuité. « C’est de toutes les maladies de l’âme la plus effrayante, écrit-elle au comte Scheffer ; c’est l’avant-coureur du néant. »

Frédéric Schiffter, « La marquise du cafard (Sur Mme Du Deffand) », Le charme des penseurs tristes, Flammarion.

David Farreny, 4 mai 2024

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