La « sculpture de soi », c’est l’exercice permanent du jugement, et donc du choix, moral et esthétique. Si l’héritage familial c’est la méconnaissance de l’art, de la beauté, de l’interrogation ontologique ou du souci de la langue, le « sculpteur de soi » peut choisir de quitter, sans nécessairement le renier, et sans mépris, cette part-là de l’héritage. Mais le même héritage peut être en même temps un ciel, une lumière, un ensemble de mythes et de noms, et de prénoms, tout un roman familial ou collectif dont l’être peut tirer une partie de sa saveur et, pour moi, en tout cas, une grande part de sa séduction.
Renaud Camus, « entretien avec Philippe Mangeot », Corbeaux. Journal 9 avril-9 juillet 2000, Impressions Nouvelles, p. 267.
Présence obsédante de l’eau. On suit des fleuves, c’est relayé par des canaux. Il y a ces étangs du dimanche, creusés en arrondi au bulldozer, et tout autour des bancs sans dossier ni ombre. Arbres minces en tuteur, et une cabane en tôle. Un grillage haut avec portail fer forgé qui a dû coûter plus cher que le terrain.
François Bon, Paysage fer, Verdier, p. 9.
Il n’y a pas d’endroit agréable, puisque notre corps nous empêche de sortir.
Georges Perros, Papiers collés (2), Gallimard, p. 30.
Il s’agit d’une maladie contractée à la naissance. C’est la naissance même qui l’a rendu malade. La naissance fut sa première maladie. C’est bien là le problème. Celui de parler à un vieux malade.
Charles Pennequin, Bibi, P.O.L., p. 74.
Nous portons toute la misère du monde
les pires injustices toutes les
atrocités sont en nous
elles sont au monde parce qu’elles
sont en nous et je ne comprends
pas que cela constitue
un sujet d’étonnement
Jean-Pierre Georges, Je m’ennuie sur terre, Le Dé bleu, p. 57.
Entre les toits, les cheminées, à un kilomètre, environ, le faîte des collines coiffées, autrefois, de bosquets, aujourd’hui de pavillons. C’est à ce créneau que je guettais le retour de la belle saison, l’éveil des verdures, rêvais d’escapades. Dix-sept ans de ma vie, la seule, en vérité, dorment d’un sommeil de conte sous ces combles et c’était, cet après-midi, comme s’ils exigeaient de moi que je n’oublie pas qu’ils avaient été, que des questions se posaient en termes de vie ou de mort, déjà, auxquelles j’avais répondu comme je pouvais, tant mal que bien, avec les moyens du bord.
Pierre Bergounioux, « vendredi 31 décembre 1982 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 176.
La mélancolie, c’est moins d’avoir à disparaître que d’avoir à se survivre, à récapituler ce qui ne peut plus être dans une énumération que le croassement du corbeau scande d’un Never more !
Danièle Sallenave, Castor de guerre, Gallimard, pp. 443-444.
La forme, c’est toujours une insoumission au sort (qui n’est même pas de mourir, mais de crever). Les plus grands souverains s’y sont pliés comme les plus petits, et peut-être ferions-nous bien, rois de nous-mêmes, de les imiter dans notre administration de notre propre existence. En ce qui me concerne, je m’y emploie assez activement, et ne m’approche qu’au prix d’un méticuleux décorum (d’autant que je me sais pas commode). Éternellement : « Credo che bisogna essere molto formali nel mangiare da soli. »
Renaud Camus, « mardi 29 août 2006 », L’isolation. Journal 2006, Fayard, p. 349.
Devant l’étagère à livres. Je m’en sortis un dont la couverture illuminait à peu près convenablement ma face ; dos de cuir vert foncé avec étiquette vert clair : “J.A.E. Schmidt, Manuel de la langue française, 1855”. Je l’ouvris au hasard page 33 : “Auget = petit canal de planche où l’on enferme le saucisson de poudre” – je me pinçai la cuisse pour m’assurer de mon existence : saucisson de poudre ? ? ! ! (et de toute ma vie, cet “auget” je ne l’oublierai plus ; c’est une punition que d’avoir une mémoire en acier trempé !).
Arno Schmidt, « Un météore en été », Histoires, Tristram, p. 84.
L’incident est futile (il est toujours futile) mais il va tirer à lui tout mon langage. Je le transforme aussitôt en événement important, pensé par quelque chose qui ressemble au destin. C’est une chape qui tombe sur moi, entraînant tout. Des circonstances innombrables et ténues tissent ainsi le voile noir de la Maya, la tapisserie des illusions, des sens, des mots. Je me mets à classer ce qui m’arrive. L’incident, maintenant, va faire pli, comme le pois sous les vingt matelas de la princesse ; telle une pensée diurne essaimant dans le rêve, il sera l’entrepreneur du discours amoureux, qui va fructifier grâce au capital de l’Imaginaire.
Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, p. 83.
Banque, puis cherché le magasin des poupées de wayang. Travail magnifique que la peinture vulgaire abîme ensuite. Dans la stylisation des formes il y a quelque chose qui vient de la plume, du monde des oiseaux, qui rappelle le côté échassier qu’ont si souvent les Javanais. Côté perché, distrait, ailleurs, prêt à s’envoler dans un déploiement de surfaces insoupçonnées.
Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 124.
Voici la vérité, je suis seul,
seul dans ma propre nuit où mon ombre se couche
dans la chose qui fuit je me touche et me perds
égoutier du grand songe,
ma main me pousse pleine de lignes, de racines,
— ai-je vraiment manqué de foi ?
Je grimpe les Alpes de force et je n’ai pas de guide
je ne suis pas alpiniste,
je n’ai pas demandé le danger, il est là,
je n’aime pas marcher, qui est-ce qui marche en moi ?
Benjamin Fondane, « Ulysse », Le mal des fantômes, Verdier, p. 47.