visages

Tant de visages ressemblent à tant d’autres visages. Visages de régiment, de foule, visages pour l’énumération et l’hécatombe. Visages qui n’ont pas rencontré le poing. Visages qui ne savent exprimer que des sentiments communs. Visages qui ne connaissent que la moue et l’écarquillement. Visages qui diront ho ! puis qui diront ah ! et jamais autre chose. Visages sans vestiges. Visages qui n’ont jamais rencontré le poing.

Éric Chevillard, « Une rencontre », Scalps, Fata Morgana, p. 72.

David Farreny, 14 déc. 2004
dessous

Examinateur encore ignorant mais beaucoup moins, il questionne. L’esprit du pardon, est-ce qu’il y songe ?

Des femmes qui s’ennuient viennent à lui. Ennui à soulever. Il sait ce qu’il y a dessous.

Henri Michaux, « Textes inédits autour du “Poltergeist” », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1037.

David Farreny, 7 août 2006
nombre

Il leur a donc fallu une heure pour traverser le petit pré. Les voici, leur sang jeune a tenu bon, leurs corps excités et déjà épuisés, mais tendus par leurs plus profondes réserves vitales, ne s’inquiètent ni du sommeil ni de la nourriture dont on les a privés. Leurs visages mouillés, éclaboussés de boue, encadrés par la jugulaire, brûlent sous les casques tendus de gris et qui ont glissé en arrière. Ils sont enflammés par l’effort et la vue des pertes qu’ils ont éprouvées en traversant la forêt marécageuse. Car l’ennemi, averti de leur approche, a dirigé un feu de barrage de shrapnells et d’obus à gros calibre sur leur route, un feu qui a déjà éclaté dans leurs groupes en pleine forêt et qui fouette en piaillant, en éclaboussant et flamboyant, le vaste champ raviné.

Il faut qu’ils passent, les trois mille garçons enfiévrés venus en renfort, il faut qu’ils décident, par leurs baïonnettes, de l’issue de cet assaut contre les tranchées et les villages en flammes, derrière la ligne de collines, et qu’ils poussent l’attaque jusqu’à un point fixé par l’ordre que leur chef porte dans sa poche. Ils sont trois mille, pour qu’ils soient encore deux mille lorsqu’ils déboucheront devant les collines et les villages ; tel est le sens de leur nombre.

Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, pp. 815-816.

David Farreny, 16 juin 2007
fonction

Terminé le papier sur le Lot, dont l’hypothèse est que le sentiment initial de la vie est euphorique. Ce qui a pour fonction de nous y attacher — une prime d’installation. Puis l’expérience, l’exercice de la réflexion provoquent un désenchantement graduel. Lorsqu’il s’achève, on peut s’en aller.

Pierre Bergounioux, « samedi 23 novembre 1991 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 112.

David Farreny, 20 nov. 2007
otage

La querelle entre l’arbre et l’eau ne les empêche pas de conspirer ensemble à notre détriment. Celle-ci ne cherche qu’à investir la place qu’on occupe. Elle dénature ce qu’on lui confie, nous transperce du froid qui est le sien et s’applique à nous rendre aussi méconnaissables que les biens qu’on lui arrache. Les bois procèdent au rebours mais tendent au même résultat. Ils ne s’efforcent pas de nous rentrer dedans. Ils cherchent à nous tirer dehors, à épuiser nos forces, à nous priver d’haleine et de vouloir. L’eau enlace, triture, absorbe ; le bois pique et fouaille, repousse, harasse. La résistance innombrable des perches prolonge, en surface, celle, sourde, cachée, des pentes rocheuses. Ils sont un obstacle sur l’obstacle, un comble lorsque, prenant pied sur le sommet, on découvre qu’on n’est pas plus avancé que l’instant d’avant, mais, toujours, la victime des branches, l’otage des fourrés.

Pierre Bergounioux, Le chevron, Verdier, p. 34.

Élisabeth Mazeron, 3 mars 2008
nécessité

Au demeurant, on n’eschappe pas à la philosophie, pour faire valoir outre mesure l’aspreté des douleurs et l’humaine foiblesse. Car on la contraint de se rejetter à ces invincibles repliques : s’il est mauvais de vivre en nécessité, au moins de vivre en nécessité, il n’est aucune nécessité.

Nul n’est mal long temps qu’à sa faute.

Qui n’a le cœur de souffrir ny la mort ny la vie, qui ne veut ny resister ny fuir, que luy feroit-on ?

Michel de Montaigne, « Que le goust des biens et des maux dépend en bonne partie de l’opinion que nous en avons », Essais (I), P.U.F., p. 67.

David Farreny, 1er oct. 2009
molle

La réalité n’invente rien, c’est moi qui invente tout, c’est moi qui dois tout inventer, elle ne sait rien faire, c’est moi qui dois tout lui faire, elle est molle, je fais tout, je dois la prendre en charge, ce qu’elle sait faire, mais elle ne fait rien, ne sait rien faire, elle se laisse aller, je suis obligé de la remonter, de la reprendre, de la charger, de la remettre sur pied, d’inventer, de découvrir ses lois, de créer ses lois de toutes pièces, elle n’est pas capable de signer la moindre de ses lois, de créer par elle-même le plus petit aspect, le plus petit relief, le moindre son, je suis obligé de toute l’articuler, elle est complètement inarticulée, molle, invertébrée, glissante, stupide, elle n’a pas d’invention, je suis obligé de faire le lien, elle ne lie pas, elle reste hébétée, et molle, et stupide, elle marque, elle ne sait pas marquer, je suis obligé de tout marquer, elle ne produit rien, elle glisse, elle ne va pas dire, elle ne sait rien dire, je vais tout dire, je vais répéter, je vais former, je vais construire, je vais dire, je vais moduler, je vais la faire pencher, elle ne penche pas, elle n’invente pas, elle n’a pas d’invention, elle n’est pas étrangère, elle ne sait pas ce qu’est l’étrangeté, il faut tout lui dire, je vais tout lui dire, je vais toute la faire, la remonter, la charger, la répéter, la réalité ne sait pas dans quel sens aller.

Christophe Tarkos, Anachronisme, P.O.L., pp. 70-71.

Bilitis Farreny, 20 août 2010
sien

Mon père était grand et raide. Le front large, les yeux perçants, il impressionnait. Quelle que soit la saison (avant 1975, bien sûr, je parle de l’ancien régime), il portait une chemise blanche, des boutons de manchette, une cravate et un costume croisé, de rigueur dans les ministères. Sa langue de travail était restée le français.

Il fumait beaucoup et j’aimais lui apporter son étui de métal. J’allumais sa dernière cigarette de la journée. Je garde cette image de lui, pensif. Ma mère lit un journal à ses côtés, perdue dans les volutes.

Parfois, il venait me chercher à l’école. Il discutait avec le directeur. Je me tenais à distance, un peu effrayé par ces hommes sérieux qui semblaient avoir tant à se dire. Il arrivait qu’il assiste à mes entraînements de taekwondo. Il s’adossait à un arbre, silencieux, attentif – les yeux mi-clos. J’étais fier de lui. Fier de sa présence, fier de son regard. Il me souriait, avant de disparaître.

Il était né dans une famille de paysans qui survivait à la frontière vietnamienne, dans les années 1920. Ils étaient neuf ou dix enfants. Tout est incertain dans la terre grasse des rizières, où les os blanchissent en une saison. Pour ces paysans, pas d’état civil, pas d’histoire, mais le décompte des heures et des bêtes.

Mon père a eu un destin à part : son propre père l’a choisi pour être éduqué. Pourquoi lui plutôt qu’un autre, c’est une énigme. Ses frères et sœurs étaient aux champs, à repiquer le riz ou à garder les troupeaux. Lui était à l’école à Phnom Penh. Il ne m’a jamais parlé de cette époque, mais il a dû se sentir heureux et bien seul, dans la capitale où les élèves riaient de ses pauvres vêtements.

Il est devenu instituteur, puis inspecteur d’école primaire, puis chef de cabinet au ministère, pendant près de dix ans. Il lisait beaucoup, des journaux, des revues, des livres. Sans parler des dossiers innombrables qu’on venait lui faire signer jusqu’à la maison, tard le soir. Il aimait discuter et réfléchir. Je sais qu’il aurait voulu progresser davantage dans la connaissance. Pas facile quand on a été un petit paysan de la frontière, et qu’on a soi-même neuf enfants.

L’enseignement était son combat. Il admirait Jules Ferry et l’école publique française. Il avait une idée fixe : pas de développement économique et social sans éducation. Il n’en démordait pas. Il était pur, jusqu’à la naïveté.

À sa façon, mon père avait réussi, mais la vie matérielle ne l’intéressait pas. Des tiges d’acier dépassaient des pilotis et du toit de la maison. Il s’en moquait, vivant pour son métier. Très vite, sous les Khmers rouges, il n’a plus eu le droit de porter de lunettes. Alors l’éducation n’a plus compté que dans la propagande. Alors ce monde n’a plus été le sien.

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 79.

Cécile Carret, 7 fév. 2012
viol

Muses, vous présidez au viol imaginaire des belles passantes qui nous coupent le cœur.

Deux jeunes filles marchaient hautement, nues comme l’algue sous leurs jupes. Je m’avançais pour les saisir. Elles refusèrent mes caresses et se mirent à m’insulter. Alors je les jetai au sol. Mon talon broya leur visage. Elles devenaient des chimères. Leurs seins volèrent en éclats…

Ô jeunes filles ! ô désir ! ô crime !

Muses, conseillères farouches, dites-moi POUR QUI sont ces femmes.

Toi aussi, tu es une femme, ô solitude ; tu m’aimes, je le sais, mais vraiment ta jalousie est impitoyable.

Gilbert Lely, « Ma civilisation », Poésies complètes (1), Mercure de France, p. 59.

Guillaume Colnot, 7 déc. 2013
ensuite

52 ans aujourd’hui. J’ai donc survécu à Molière, Balzac, Rilke, Proust et Artaud. C’est intéressant car ainsi nous allons savoir ce qu’ils auraient donné ensuite.

Éric Chevillard, « samedi 18 juin 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 18 juin 2016
débâcle

Qui vit de nombreuses années assiste à la débâcle de sa cause.

Nicolás Gómez Dávila, Carnets d'un vaincu. Scolies pour un texte implicite, L'Arche, p. 14.

David Farreny, 1er mars 2024

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