pataugent

Ils prient et bientôt roulent à terre possédés par la déesse Kali ou quelque autre. Ces fidèles sont des gens de bonne volonté à qui l’on a appris telle ou telle pratique et qui, comme la plupart des gens occupés de religion, arrivés à un certain niveau, pataugent et jamais ne vont au-delà.

Henri Michaux, « Un barbare en Asie », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 291.

David Farreny, 22 mars 2002
discothèque

Aller jusqu’au fond du gouffre de l’absence d’amour. Cultiver la haine de soi. Haine de soi, mépris des autres. Haine des autres, mépris de soi. Tout mélanger. Faire la synthèse. Dans le tumulte de la vie, être toujours perdant. L’univers comme une discothèque. Accumuler des frustrations en grand nombre. Apprendre à devenir poète, c’est désapprendre à vivre.

Michel Houellebecq, Rester vivant, La Différence, p. 14.

Élisabeth Mazeron, 24 sept. 2004
modestie

La maman évita soigneusement le centre de Poitiers et, songeant qu’il était dans la constitution sociale et mentale de nos familles d’habiter toujours la plus navrante lisière des villes, je nous revis, quelque six ans plus tôt, parcourir dans cette même voiture les petites rues droites, grises et délabrées, toujours étrangement vides, le long des maisons étroites dénuées de balcons, de volets ou de pensées aux rebords de leurs fenêtres, les rues silencieuses, consternées, des faubourgs de Poitiers, jusqu’à la maison de la maman, avec son crépi gris, abrutie de torpeur et de modestie.

Marie NDiaye, La sorcière, Minuit, p. 103.

David Farreny, 13 mars 2005
étonnement

Nous portons toute la misère du monde

les pires injustices toutes les

atrocités sont en nous

elles sont au monde parce qu’elles

sont en nous et je ne comprends

pas que cela constitue

un sujet d’étonnement

Jean-Pierre Georges, Je m’ennuie sur terre, Le Dé bleu, p. 57.

Élisabeth Mazeron, 23 juin 2006
électrique

Mais malheur à qui aura un sursaut. Un éblouissement de mal vous atteint alors au plus profond. Un neurone sans doute, un neurone crache sa souffrance électrique, dont on se souviendra.

Oh ! moments ! Que de moments d’alerte dans cette vie…

Henri Michaux, « La vie dans les plis », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 175.

David Farreny, 3 mars 2008
mesure

Sur Internet il suffisait d’inscrire un mot clé pour voir déferler des milliers de « sites », livrant en désordre des bouts de phrases et des bribes de textes qui nous aspiraient vers d’autres dans un jeu de piste excitant, une trouvaille relancée à l’infini de ce qu’on ne cherchait pas. Il semblait qu’on pouvait s’emparer de la totalité des connaissances, entrer dans la multiplicité des points de vue jetés sur les blogs dans une langue neuve et brutale. S’informer sur les symptômes du cancer de la gorge, la recette de la moussaka, l’âge de Catherine Deneuve, la météo à Osaka, la culture des hortensias et du cannabis, l’influence des Nippons sur le développement de la Chine, — jouer au poker, enregistrer des films et des disques, tout acheter, des souris blanches et des revolvers, du Viagra et des godes, tout vendre et revendre. Discuter avec des inconnus, insulter, draguer, s’inventer. Les autres étaient désincarnés, sans voix ni odeur ni gestes, ils ne nous atteignaient pas. Ce qui comptait, c’est ce qu’on pouvait faire avec eux, la loi d’échange, le plaisir. Le grand désir de puissance et d’impunité s’accomplissait. On évoluait dans la réalité d’un monde d’objets sans sujets. Internet opérait l’éblouissante transformation du monde en discours.

Le clic sautillant et rapide de la souris sur l’écran était la mesure du temps.

Annie Ernaux, Les années, Gallimard, pp. 222-223.

Élisabeth Mazeron, 23 mai 2008
large

Autrefois, j’avais le désir d’expliquer, d’analyser, de faire émerger la vérité à tout prix. Plus rien de ce désir ne subsiste en moi. Je parle moins, et j’ai désormais un nouveau poste d’observation : le silence. C’est le meilleur des maîtres, et j’ai élaboré avec lui une stratégie qui sied aux rapports humains. Je suis capable de me taire une semaine entière. Les gens en déduisent que je suis mélancolique ou impassible. Ils se trompent. Je me tiens loin d’eux, c’est tout. Grâce au silence je prends le large. Pensif, je parcours les années et les lieux. Seul un silence prolongé étanche cette soif de contemplation. C’est mon alcool. Je bois sans répit et demeure assoiffé. Pour être honnête, il m’arrive d’être submergé par mes vieilles pulsions bavardes, par l’envie de convaincre, mais je n’y cède pas.

Aharon Appelfeld, Et la fureur ne s’est pas encore tue, L’Olivier, p. 7.

Cécile Carret, 18 nov. 2009
destin

Reste à savoir si nous ne devrions pas être décimés un peu plus souvent peut-être, étant donné que sans cela, l’air dont nous avons besoin pour respirer pourrait bien venir à manquer. Les rangs de nos pères étaient éclaircis à intervalles réguliers. Après un de leurs orages guerriers purificateurs, seuls quelques-uns relevaient la tête. Ceux-ci mettaient de l’ordre dans les affaires restées en suspens, rangeaient, et fécondaient les femmes qui restaient. Celui qui savait tenir un stylo à peu près droit devenait écrivain et professeur d’écriture, celui qui savait tenir un pinceau devenait peintre et professeur de peinture, celui qui savait tenir de la farine devenait boulanger et professeur de boulangerie, celui qui était cultivé devenait cultivateur et ainsi de suite, jusqu’à ce que tous les vides soient comblés et que ces gentils humains provisoires soient relayés par leurs descendants. Puis il y avait à nouveau une épidémie ou une bataille qui faisait de la place. De nos jours, les gens doivent se livrer à une lutte impitoyable pour avoir une place au soleil et, de ce fait, gagner aussi parfois leur vie avec les idées les plus insolites, par exemple en exigeant davantage de destin.

Matthias Zschokke, Maurice à la poule, Zoé, pp. 202-203.

David Farreny, 11 mars 2010
GPS

Je ne veux rien savoir de plus. Je me laisse guider. Ne rien savoir de la collusion organisée de toutes ces données transformées en ondes électromagnétiques qui viennent se fracasser mathématiquement dans le boîtier noir de la voiture de location pour ordonner ma route. J’ai coupé le son, je me confie à l’image, au ruban infini qui se déploie sur l’écran du GPS pour avancer dans ce pays inconnu. Pas d’obstacles, une merveilleuse illusion de continuité, représentation parfaite de la bêtise, d’autres diraient représentation acceptable de la réalité. The magic box, m’avait dit le garagiste. J’ai entendu dire que le GPS est en train de modifier en profondeur la perception que nous avons de notre positionnement et de la manière dont nous allons d’un endroit à un autre. La notion même d’itinéraire deviendrait aujourd’hui problématique, certains, par extension, allant même jusqu’à être persuadés que tout est localisable, temps et sentiments compris. Il est de plus en plus difficile, semble-t-il, d’accepter de ne pas savoir où l’on est, et par voie de conséquence il est de plus en plus difficile de savoir où l’on est. L’usage des cartes, des légendes, le maniement des échelles, le sens de l’orientation et le représentation de soi dans le paysage, tout cela tient désormais à un seul trait fluide de couleur rose ou verte qui se dévide placidement dans le silence de ses erreurs inaperçues. Sur les derniers kilomètres, je coupe tout et je reste concentrée. C’est là. Ce pourrait être là.

Nathalie Léger, Supplément à la vie de Barbara Loden, P.O.L., p. 121.

Cécile Carret, 16 mars 2012
intégrité

Chaque mot de la phrase doit défendre contre tous les autres – qui la menacent – l’intégrité de sa signification.

Éric Chevillard, « vendredi 5 avril 2013 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 5 avr. 2013

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