preuve

Plus haut, sur le plateau, là d’où l’on voit le clocher de Plieux, le moulin de Rochegude, les cyprès en bouquet de Saint-Créac, jaillis en île des Morts de l’étroit cimetière, au-dessus de toute la Gascogne, plus haut les allées sont plus blanches, à mesure qu’elles s’approchent du château : plus sableuses, et leurs courbes plus lentes, plus nobles, plus amoureuses d’une lumière plus heureuse. On sent qu’il doit y avoir du bonheur sans nous, dans les entours de ce lierre, de cette grille, de cette cour d’honneur et de ce grand espace à découvert. Par les belles après-midi d’octobre, et de novembre encore, tout est silence et soleil pâle, le long du jardin potager ; en ces parages règne un ordre sans preuve, et l’on se dit que la vie n’est pas plus vraie, pas plus drue, pas plus exacte en ses rendez-vous, dans les lieux de la terre où son cœur bat plus vite, apparemment, dans les ateliers d’artistes, au creux des métropoles de l’esprit, dans les salles de concert quand le chef vient de lever sa baguette, au bord des piscines des plus beaux êtres de ce monde.

Renaud Camus, Onze sites mineurs pour des promenades d’arrière-saison en Lomagne, P.O.L., pp. 19-20.

David Farreny, 23 mars 2002
anuitée

Les rues exhalaient, dès onze heures, l’odeur de goudron fondu et de pierre cuite qui enferme, pour moi, le souvenir de ces heures où il semblait qu’on eût changé de latitude. La ligne des collines, autour de l’agglomération, se mettait à ondoyer. Le ciel pâlissait. À midi, tous les volets étaient rabattus, comme si l’obscurité était retombée, qu’on eût regardé un négatif grandeur nature de la ville anuitée. On ne voyait plus personne. Les martinets, dont les cris démesurément filés, suraigus, exaltés tissent un dais sonore par-dessus les toits, se taisaient. Le soleil imposait un silence despotique, presque inquiet.

Pierre Bergounioux, François, François Janaud, pp. 64-65.

David Farreny, 26 oct. 2005
canines

Ô rictus faussement souriants, ô mon amour déçu. Car j’aime, et lorsque je vois en son landau un bébé aimablement m’offrir son sourire édenté, angélique sourire tout en gencives, ô mon chéri, cette tentation de prendre sa mignonne main, de me pencher sur cette main neuve et tendrement la baiser, plusieurs fois la baiser, plusieurs fois la presser contre mes yeux, car il m’émeut et je l’aime, mais aussitôt cette hantise qu’il ne sera pas toujours un doux bébé inoffensif, et qu’en lui dangereusement veille et déjà se prépare un adulte à canines, un velu antisémite, un haïsseur qui ne me sourira plus. Ô pauvres rictus juifs, ô las et résignés haussements d’épaules, petites morts de nos âmes.

Albert Cohen, Ô vous, frères humains, Gallimard, p. 10.

Bilitis Farreny, 22 avr. 2008
inédite

On y reviendra à cette évidence toujours à redire, et en particulier à propos du scandale, pierre d’achoppement de la déroute, car il se joue là un phénomène étrange, touchant au mystère même d’écrire, qui est qu’une métaphore n’atteint sa toute-puissance que lorsqu’elle est concrètement inédite, entraînant dans un même mouvement l’écrivain et son lecteur sur les terra incognita de cet univers infini qu’est la langue. Serait-elle neuve à l’oreille du lecteur, une métaphore préexistant à l’écriture d’un texte ne sera jamais qu’une métaphore tirée à blanc ; ce n’est pas seulement la lecture qui en est faite qui lui donne sa puissance de déflagration dans la langue, cela se joue en amont, à l’instant du surgissement dans l’écriture, comme s’il fallait qu’il y ait eu déflagration éprouvée par l’auteur au moment de l’écriture pour que le lecteur la ressente à son tour. Qu’il en soit ou non le créateur, un écrivain répétant une métaphore, quand bien même celle-ci serait inconnue du lecteur, provoquera peut-être de l’intérêt, de l’adhésion, du plaisir (celui-là même que l’auteur a pris à la répéter), mais pas ces étincelles mystérieuses qui jaillissent entre auteur et lecteur du plus obscur de la forge individuelle où se travaille la langue de tous.

Bertrand Leclair, Théorie de la déroute, Verticales, p. 20.

Cécile Carret, 26 août 2009
pellicule

D’où le pouvoir de définition attaché à tous ces canaux hollandais. Il y a là, de toute évidence, un complexe eau-marchandise ; c’est l’eau qui fait l’objet, en lui donnant toutes les nuances d’une mobilité paisible, plane pourrait-on dire, liant des réserves, procédant sans à-coups aux échanges, et faisant de la ville un cadastre de biens agiles. Il faut voir les canaux d’un autre petit peintre, Berckheyde, qui n’a peint à peu près que cette circulation égale de la propriété : tout est pour l’objet voie de procession ; tel point de quai est un reposoir de barils, de bois, de bâches ; l’homme n’a qu’à basculer ou hisser, l’espace, bonne bête, fait le reste, il éloigne, rapproche, trie les choses, les distribue, les reprend, semble n’avoir d’autre fin que d’accomplir le projet de mouvement de toutes ces choses, séparées de la matière par la pellicule ferme et huilée de l’usage ; tous les objets sont ici préparés pour la manipulation, ils ont tous le détachement et la densité des fromages hollandais, ronds, préhensibles, vernissés.

Roland Barthes, « Essais critiques », Œuvres complètes (2), Seuil, p. 286.

David Farreny, 12 sept. 2009
aveu

Eh bien, cette propension à l’aveu que je manifeste de temps à autre vient, me semble-t-il, de deux sources bien différentes. La première étant, comme j’ai dit, la certitude bien ancrée qu’aucun aveu ne change quoi que ce soit à sa propre personnalité, ne guérit ni n’aggrave ses éventuelles failles, la certitude anti-psychanalytique en somme — une des seules peut-être qui ne m’aient jamais quitté, avec celle de l’inexistence de Dieu. La seconde étant une extraordinaire surestimation de moi-même dont il m’arrive de temps à autre d’être victime, et qui m’amène à penser qu’aucun aveu ne pourra épuiser l’indéfinie richesse de ma personnalité, qu’on pourrait puiser sans fin dans l’océan de mes possibles — et que si quelqu’un croit me connaître, c’est simplement qu’il manque d’informations.

Je me sens parfois comme Nietzsche jugeant bon, dans Ecce homo, de livrer à l’impression le détail de ses habitudes alimentaires, comme son goût pour le « cacao fortement dégraissé », persuadé qu’il était que rien de ce qui le concernait ne pouvait être absolument sans intérêt (et le pire est que ce sont des pages qu’on lit, en effet, avec un certain plaisir ; des pages qui, peut-être, survivront à Ainsi parlait Zarathoustra).

Michel Houellebecq, Ennemis publics, Flammarion-Grasset, pp. 47-48.

David Farreny, 18 sept. 2009
placé

Dans ces déserts solitaires, des hommes cultivés auraient pu inventer toutes les théories et toutes les sciences, mais ils n’auraient pu élaborer cette partie de la théologie physique qui prouve à l’orgueil humain que la nature a tout préparé pour sa jouissance et son bien-être. Un orgueil bien caractéristique de notre époque, car l’homme trouve plus de satisfaction à l’idée qu’un être étranger a tout fait pour lui que dans la conscience que c’est lui qui a placé toute cette finalité dans la nature.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « jeudi 28 juillet 1796 », Journal d’un voyage dans les Alpes bernoises, Jérôme Millon, p. 75.

David Farreny, 12 janv. 2011
haut

Ici et là, derrière les palissades, des chiens aboyaient, réveillés brusquement dans cette lumière et dans cette inquiétude. Avec une rage vieille comme le monde, en écartant de biais à chaque fois leurs pattes postérieures longues et maigres, ils jappaient, lorgnant vers le haut, vers cette lune qui les rendait malades, ce fromage d’or plein de trous que, depuis des millénaires, ils auraient aimé pouvoir à pleines dents arracher du ciel. Leur fureur s’en allait mourant dans un grondement sourd.

Dezsö Kosztolányi, Alouette, Viviane Hamy, p. 170.

Cécile Carret, 4 août 2012
cavernicole

Aveugle, nocturne, cavernicole, dotée d’un radar qui lui représente très précisément les obstacles, la chauve-souris tout au long de sa vie ne fait qu’éviter, esquiver, se dérober et disparaître – et même son cadavre ne sera jamais retrouvé. Or – vous pensez bien si je me suis renseigné –, elle ne prend ni apprenti ni stagiaire.

Éric Chevillard, « vendredi 7 février 2014 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 16 fév. 2014
court-circuiter

Un peu schématiquement sans doute, mettons que c’est pour la clarté de ma démonstration, je distinguerai une littérature qui développe ou qui délaye et une autre qui concentre, qui condense. On associe volontiers la santé ou la vitalité à la première qui produit des œuvres longues, puissantes, ambitieuses ; l’autre sera vite jugée décadente ou précieuse. Pour ma part, j’ai de la défiance envers la quantité, l’épaisseur asphyxie. Cette générosité est trop souvent désinvolture, complaisance et pagaille. Sous prétexte d’en rendre compte, sont introduits dans le livre des pans entiers de réalité que le lecteur verrait aussi bien de sa fenêtre. Attention au bourgeonnement, dit Michaux, écrire plutôt pour court-circuiter. La santé, le souffle, ce sont des qualités de sportif, de crétin radieux, tellement en forme qu’il ne sent rien quand il se brûle et que tout brûle avec lui.

Aussi étonnant que cela paraisse, la fantaisie, la folie, une forme de baroque s’épanouissent mieux dans les miniatures. La vie même n’est pas la somme de nos faits et gestes (ces os brandis), de nos grands emportements spectaculaires, elle est d’abord constituée d’atomes, de cellules, de molécules. Une phrase ramassée comme celle de Ramón Gómez de la Serna – par exemple La main est une pieuvre qui cherche un trésor au fond des mers – se déploie dans les têtes pensives, invite au songe mieux que les mille pages où tout est dit, confisqué, verrouillé comme le monde même, sans issue.

Je voudrais aussi que l’on cesse de confondre le raffinement de la forme et le maniérisme qui, lui, en effet, est toujours ridicule. Mais certains s’imaginent encore qu’un bloc de pages mal dégrossi arraché au réel par une brute vaudra toujours mieux que la minutieuse intervention du lettré, comme si ce dernier ne connaissait jamais du monde que les boiseries de son cabinet. Comme s’il existait encore des cabinets en boiseries ! Comme si la subtilité était un vice de l’intelligence ! J’aime citer cette remarque de Gombrowicz qui à mon sens règle la question : Tout ce qui est pur en fait de style est élaboré. Sachant que cette sophistication qui est un autre nom du style peut être dans le tour d’esprit de l’écrivain et sa phrase, par conséquent, sortir toute faite de sa fabrique prodigieuse, immédiatement juste.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 137.

Cécile Carret, 9 mars 2014
férié

Toute chose a son côté ouvrable et son côté férié.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 309.

David Farreny, 20 fév. 2015
surestimer

À mon âge je devrais le savoir, en être pénétré depuis longtemps, mais je me surprends à sans cesse le redécouvrir : une bonne partie de nos chagrins vient de l’excessive place que nous accordons aux autres, à nos illusions touchant le besoin qu’ils ont de nous, l’intérêt qu’ils nous témoignent. Nous avons trop souvent, par naïveté, par vanité, tendance à surestimer l’amitié que nos amis nous portent. En réalité, les gens, y compris nos proches, se passent très bien de nous. En être conscient et s’efforcer de n’en pas souffrir.

Gabriel Matzneff, La jeune Moabite. Journal 2013-2016, Gallimard, pp. 229-230.

David Farreny, 24 fév. 2024

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