fièvre

Qu’était-ce donc que la vie ? Elle était chaleur, chaleur produite par un phénomène sans substance propre qui conservait la forme ; elle était une fièvre de la matière qui accompagnait le processus de la décomposition et de la recomposition incessantes de molécules d’albumine d’une structure infiniment compliquée et infiniment ingénieuse. Elle était l’être de ce qui en réalité ne peut être, de ce qui oscille en un doux et douloureux suspens sur la limite de l’être, dans ce processus continu et fiévreux de la décomposition et du renouvellement.

Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, pp. 316-317.

David Farreny, 3 juin 2007
rêve

On a, sous les yeux, tracée de sa main, la carte en relief du lit de l’Atlantique, avec ses fosses descendant à plus de 6000 mètres, ses rampes vertigineuses, ses coteaux arides comme l’enfer qui eussent épouvanté le Dante, ses cirques d’effroi, ses Alpes inconnues, ses chaînes inimaginées et leurs contreforts, leurs crêtes, leurs pics, leurs croupes indomptées, leurs éperons, leurs falaises, leurs gorges terrifiques hantées par des monstres ignorés dont la seule vue ferait mourir ; enfin, çà et là, des pyramides ou de fabuleux piliers soutenant des îles enchantées pleines de lumière et de verdure, où des hommes joyeux ou privés de joie subsistent, sans se douter qu’ils sont, en réalité, sur l’extrême pointe d’une aiguille que la plus légère secousse plutonienne peut casser demain ; car les volcans se promènent en bas, dans les vallées immenses qui vont probablement d’un pôle à l’autre, sans parler des énormes dépressions transversales, méditerranéennes ou autres, mal connues encore.

Tout cela est, pour l’âme, l’occasion d’un trouble étrange. On se sent précaire et misérable infiniment. On voit que cette terre est un rêve, le rêve d’un rêve, et qu’il est absurde d’y compter.

Léon Bloy, Exégèse des lieux communs, Payot, pp. 394-395.

David Farreny, 29 oct. 2007
élytres

Je me suis mis au travail, une flaque de sueur sous chaque coude, en sachant bien que je trichais, que j’avais peur, que je m’attachais au mât comme UIysse. Il s’agit d’autre chose ici. La nuit regorgeait de lenteur d’un silence interrompu seulement par le bref galop des chèvres qui tondent les bastions, ou le bourdonnement de je ne sais quelle beste dans ma toiture. Pour me donner du cœur et garnir un peu mon carquois, j’ai fait le compte des chambres où je suis passé depuis mon départ. C’est la cent dix-septième. La prochaine risque d’attendre longtemps son tour. Il faut bien s’arrêter de temps en temps pour apprendre à faire sa musique, faire un peu chanter ses élytres, non ?

Nicolas Bouvier, Le poisson-scorpion, Payot, p. 33.

Élisabeth Mazeron, 23 avr. 2008
champion

Champion

de la

détestation

en tout genre

briseur de vie

dont

la mienne

réducteur

de tout ce

qui n’est pas

à ma taille

bulle

ne remontant

définitivement plus

à la

surface

Jean-Pierre Georges, Passez nuages, Multiples, p. 37.

Élisabeth Mazeron, 19 nov. 2009
muet

Je feins le plus vif intérêt à l’interminable récit de ce raseur. J’écarquille les yeux, j’arrondis les lèvres, j’opine du chef, je lève les mains au ciel, dans l’espoir que mes expressions surjouées dignes du cinéma muet finiront en effet par le faire taire.

Éric Chevillard, « samedi 9 février 2013 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 19 fév. 2013
composite

Pour ma part, je me sens plutôt « hors d’âge ». Hors d’âge : l’expression utilisée pour les vieux armagnacs dit assez qu’il ne s’agit pas de nier le poids du temps, bien au contraire. Un armagnac hors d’âge résulte de l’assemblage de plusieurs très vieux armagnacs. Un individu « hors d’âge » rassemble plusieurs passés inégalement présents dans sa mémoire, passés recomposés dont souvent les plus anciens ne sont pas les moins tenaces et peuvent lui donner l’impression que sa vie a duré le temps d’un éclair, alors que d’autres, plus récents, mais déjà en voie d’effacement, le persuaderaient aisément d’avoir vécu une éternité, et que d’autres encore flottent dans une brume indistincte à l’horizon de sa mémoire sans qu’il soit en mesure de les situer ou de les dater précisément : « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans », écrit Baudelaire dans Les Fleurs du mal.

La référence à l’armagnac est certes trompeuse. Elle pourrait sembler vouloir suggérer que le mélange des temps aboutit nécessairement à une forme d’excellence, et recréer ainsi les ambigüités propres à la notion d’expérience. Alors que l’expression « hors d’âge » entend simplement ici s’appliquer à la multiplicité des temps présents en chacun de nous à chaque instant et plus encore quand nous essayons de « faire le point » : bien loin alors de trouver dans le décompte minutieux des années écoulées sinon un principe directeur, au moins une orientation générale, le fil irrégulier qui permettrait de suivre le cours du passé et d’en apprécier rétrospectivement la relative cohérence, nous nous trouvons plutôt confrontés, en effet, à une masse composite et mouvante où se mêlent à certains éléments factuels des souvenirs qui sont aussi ceux de nos espoirs, de nos attentes ou de nos déceptions, quelques trous de mémoire qui donnent une étrange inconsistance aux jours passés, la conscience des contraintes extérieures de tous genres qui ont pesé sur notre vie au point de nous faire douter parfois si elle a vraiment été la nôtre, et enfin le pressentiment que notre avenir ne s’ordonnera pas plus à notre présent que celui-ci au passé qui le précède mais lui échappe. En somme, tout le contraire d’un curriculum vitae ou d’un plan de carrière, et parfois l’ombre d’un doute sur notre identité d’individu singulier.

Marc Augé, Une ethnologie de soi. Le temps sans âge, Seuil, p. 45.

Cécile Carret, 21 avr. 2014
fraîcheur

La grande valeur pratique des certitudes ne doit pas nous dissimuler leur fragilité théorique. Elles se flétrissent, elles vieillissent, tandis que les doutes gardent une fraîcheur inaltérable… Une croyance est liée à une époque ; les arguments que nous lui opposons et qui nous mettent dans l’impossibilité d’y adhérer bravent le temps, de sorte que cette croyance ne dure que grâce aux objections qui l’ont minée.

Emil Cioran, « La chute dans le temps », Œuvres, Gallimard, p. 566.

David Farreny, 28 fév. 2024

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