refus

Une ville, ce n’est pas seulement une forme, c’est aussi — surtout si elle occupe une éminence — la composition d’un volume. Comment dix siècles ont-ils pu avoir le génie des volumes, sans y penser, et le nôtre le secret de les gâcher tous, dès qu’il bouge le petit doigt ? Gendarmerie, institution spécialisée, lotissement, villas blanches : toutes choses éminemment utiles, loin de nous de prétendre le contraire, et même indispensables, suppose-t-on. Ceux qui détruisent les paysages avec leurs hangars de tôle ondulée, leurs camps de concentration pour les canards ou leurs dépôts Intermarché, ont toujours le même argument : pas moyen de faire autrement. Et en effet, il n’y a pas moyen. La poésie est seule, ou disons la littérature, par décence — et c’est encore un bien grand mot ; l’âme, ou disons la liberté ; le paraître, ou disons la dignité, l’imposition de la forme, ou son maintien, le grand refus, en somme, le grand non, l’angélique et luciférien non serviam — seule, seuls, donc, seuls contre tous, à se buter, absurdement, dans le déni de la contingence. Ils sont ce qui trouve le moyen, quand il n’y a pas de moyen ; ce qui se dérobe obstinément aux lois de la statistique ; le reste irréductible, dans les opérations comptables du réel.

Renaud Camus, Le département de la Lozère, P.O.L., p. 134.

Guillaume Colnot, 8 mars 2004
limites

Se demander devant un autre : par quelle voie apaise-t-il en lui le désir d’être tout ? sacrifice, conformisme, tricherie, poésie, morale, snobisme, héroïsme, religion, révolte, vanité, argent ? ou plusieurs voies ensembles ? ou toutes ensembles ? Un clin d’œil où brille une malice, un sourire mélancolique, une grimace de fatigue décèlent la souffrance dissimulée que nous donne l’étonnement de n’être pas tout, d’avoir même de courtes limites. Une souffrance si peu avouable mène à l’hypocrisie intérieure, à des exigences lointaines, solennelles (telle la morale de Kant).

À l’encontre. Ne plus se vouloir tout est tout mettre en cause. N’importe qui, sournoisement, voulant éviter de souffrir se confond avec le tout de l’univers, juge de chaque chose comme s’il l’était, de la même façon qu’il imagine, au fond, ne jamais mourir. Ces illusions nuageuses, nous les recevons avec la vie comme un narcotique nécessaire à la supporter. Mais qu’en est-il de nous quand, désintoxiqués, nous apprenons ce que nous sommes ? perdus entre les bavards, dans une nuit où nous ne pouvons que haïr l’apparence de lumière qui vient des bavardages. La souffrance s’avouant du désintoxiqué est l’objet de ce livre.

Georges Bataille, L’expérience intérieure, Gallimard, p. 10.

Guillaume Colnot, 16 janv. 2005
fléché

Mes cheveux dégouttaient encore sur mon front. Cette femme, les lèvres un peu ouvertes, bienveillante et à peine étonnée, considérait patiemment mon silence. Elle attendait ce que je voulais. Je parlais dans un rêve, d’une voix nette pourtant. Elle se détourna, son aisselle apparut quand elle leva le bras vers son rayonnage, et la main franche, suave, baguée, s’ouvrit sous mes yeux avec dans son creux le paquet rouge et blanc de la Marlboro. J’effleurai cela en prenant le paquet. Pour voir encore ce geste peut-être, la monnaie dans la paume, les ongles peints se réunissant, se défaisant, j’achetai aussi le saint fléché de la carte postale. Elle souriait tout à fait. « Vous voulez une enveloppe ? » dit-elle. Bien sûr que j’en voulais une. La voix était généreuse aussi, les paroles y venaient comme un don. Une fois de plus le bras blanc plongea, la main prit, les sequins caressèrent la joue.

Pierre Michon, La Grande Beune, Verdier.

Cécile Carret, 21 fév. 2009
mille

Comme un certain nombre de provinciaux, j’ai longuement attendu et voulu Paris. […]

Ainsi donc la « vraie vie » commence ; à l’époque, je ne sais pas exactement ce que recouvre la formule, mais qu’importe : je veux l’illusion enivrante que charrie la grande ville, les mille possibles, l’imprévisible toujours renouvelé. Et convoquer enfin tout ce que je me suis promis de vivre.

Arnaud Cathrine, Nos vies romancées, Stock, p. 19.

Cécile Carret, 4 oct. 2011
mer

Cependant le médecin-major, quand ils sortirent du tunnel dans un virage, tendit son index bagué de cornaline dans la lumière du soleil, et dit : « La voilà. »

Où ça ? Elle était là, en dessous de lui, devant lui, elle était vraiment là, c’était la mer, la mer elle-même, calme et bleue, telle qu’il l’avait vue sur la carte murale de l’école primaire. Seulement un petit coin de mer, le golfe de Fiume, un petit pan du Quartnéro. La bouche ouverte, il la fixait. Mais il ne put même pas jouir de son émerveillement, elle avait déjà disparu. La mer jouait à cache-cache avec lui.

C’est plus tard qu’elle se déploya devant lui, longtemps après, dans sa paisible majesté.

Il ne l’avait pas rêvée plus belle ni plus vaste. Elle l’était bien d’avantage qu’il ne l’avait imaginé jadis. Un bleu lisse, infini, dessus les barques, coquilles de noix ébréchées et voiles blanches, oranges, noires, basculant de biais comme des ailes de papillon exténués venus se poser sur le miroir de l’eau pour y boire. Il n’entendait pas le murmure des vagues. Il ne les voyait pas retomber. Les bateaux eux-mêmes ne bougeaient pas plus vite que ses propres jouets d’autrefois, que sa main d’enfant tirait en tous sens dans une cuvette. Pourtant elle était solennelle, elle était gigantesque, dans son unique, son antique auréole de millénaires.

Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 68.

Cécile Carret, 26 août 2012
parer

J’entendis plus tard frère Othon dire de nos jours passés chez les Maurétaniens, qu’une erreur ne devient une faute que si l’on persiste en elle. Ce propos me semblait encore plus vrai, quand je songeais à la situation où nous nous trouvions alors, à l’époque où cet ordre nous attirait. Il est des temps de décadence, où s’efface la forme en laquelle notre vie profonde doit s’accomplir. Arrivés dans de telles époques, nous vacillons et trébuchons comme des êtres à qui manque l’équilibre. Nous tombons de la joie obscure à la douleur obscure, le sentiment d’un manque infini nous fait voir pleins d’attraits l’avenir et le passé. Nous vivons ainsi dans des temps écoulés ou dans des utopies lointaines, cependant que l’instant s’enfuit. Sitôt que nous eûmes conscience de ce manque, nous fîmes effort pour y parer. Nous languissions après la présence, la réalité, et nous serions précipités dans la glace, le feu ou l’éther pour nous dérober à l’ennui.

Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 35.

Cécile Carret, 27 août 2013
hauteur

Il y a un cerf en bronze au milieu de la forêt, au bout d’une allée qui se sépare en deux pour aller jusqu’au château. Le cerf est sur ses pattes, campé sur un socle de pierre qui ressemble à ceux des cimetières ou des hommages aux grands hommes. Il est vif, altier. Il est maître de lui ; il n’est pas pourchassé ou défait, ni sur ses gardes. Même capturé par la statue, il est libre. Il est au-dessus de la séparation des chemins si bien qu’on doit passer le long, sous sa hauteur.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 33.

Cécile Carret, 22 sept. 2013
post-scriptum

Mais je sens que je t’ennuie. Et je ne mérite même pas ta pitié. Sois heureuse et laisse-moi mourir.

Et monsieur Songe en relisant cette lettre est au bord du désespoir.

Il ajoute pourtant en post-scriptum il faudrait un coup de théâtre mais je me demande s’il en existe ailleurs que dans les mots.

Remarque d’une profondeur telle qu’elle effraie monsieur Songe et qu’il pense la biffer.

Mais il ne la biffe pas, elle sera faite pour toujours.

Robert Pinget, Monsieur Songe, Minuit, p. 61.

Cécile Carret, 7 déc. 2013
or

Tu peux épingler huit cent sept papillons ; mais pas le vol d’un seul.

Or j’ai deux paupières.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 73.

Cécile Carret, 10 fév. 2014
compas

Le compas a peut-être de la compassion pour tout ce qu’il entoure, mais sa pointe est douloureusement fichée dans mon nombril.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 164.

Cécile Carret, 9 mars 2014
hystérique

Ainsi, la vie de quelqu’un dont l’existence a précédé d’un peu la nôtre tient enclose dans sa particularité la tension même de l’Histoire, son partage. L’Histoire est hystérique : elle ne se constitue que si on la regarde — et pour la regarder, il faut en être exclu.

Roland Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, Gallimard/Le Seuil, p. 102.

David Farreny, 14 juin 2015

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