distribue

Âmes effilochées, âmes cotonneuses qu’un rien distribue, il est bon que le matin surtout vous travailliez à vous parquer, à vous serrer, à repriser vos parties, que la nuit et les rêves n’ont que trop mises à la dérive.

Henri Michaux, « Qui je fus », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 91.

David Farreny, 20 mars 2002
éducation

« Nous savons bien que ceux que nous chargeons d’éduquer nos enfants n’ont, pour la plupart, pas reçu d’éducation eux-mêmes. Et nous n’ignorons pas qu’ils ne peuvent transmettre ce qu’ils n’ont jamais appris et qui ne peut s’acquérir d’une autre manière. » Ainsi s’exprimait Leopardi il y a presque deux siècles. Il eut la prudence d’attendre d’être mort pour faire connaître au public de si beaux sentiments.

Renaud Camus, Du sens, P.O.L., p. 300.

David Farreny, 19 mai 2002
s’envelopper

Il faut s’envelopper d’une jeune femme comme les envahisseurs mongols de quartiers de bœufs.

Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 74.

David Farreny, 1er janv. 2006
rien

Retrouverions-nous son Temps, on resterait séparé de l’enfant par les dix mille virginités perdues. Rien ne sépare, n’éloigne, comme la perte de la virginité. Quoi de plus difficile que de se représenter « l’avant », tout ce qui venait « avant », non réalisé encore, tout ce qui vint pour la première fois, tout ce qui autrefois élan, appel, est devenu satisfaction, c’est-à-dire rien du tout.

Henri Michaux, « Passages », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 302.

David Farreny, 12 mars 2008
non-choses

Il y a une limite à la capacité d’imaginer des saccages, à reculer les limites et j’envisageais de rester du côté où il n’y a pas lieu d’imaginer, où il suffit d’être.

Ce n’est pas bien compliqué. Il n’y a qu’à s’appuyer à un arbre et ne plus rien faire. Le difficile, ce sera seulement de ne plus bouger bras et jambes, de ne plus remuer la tête, de chasser les visions, images, pensées, remords, regrets, ineptes espérances qui vinrent en lieu et place de ce qu’on n’avait pas, de ce qu’on ne fut point. C’en est presque drôle, parce que enfin ils n’étaient que l’équivalent douloureux de ce qui nous a manqué, les non-choses, la non-quiétude et c’est de ces ombres portées, de ce ne pas qu’on sera importuné. Ça n’arrête pas. C’est dans le vieux sang, dans le circuit fermé où il tourne depuis des millénaires.

Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, pp. 69-70.

Élisabeth Mazeron, 10 juin 2010
chromes

On a du temps, une certaine quantité, sur laquelle on va prendre pour donner au sommeil, aux tristes aliments, aux choses qu’il faut fabriquer, entretenir, réparer, aux maladies (les siennes et celles des autres) qui rôdent et, enfin, à tout ce qu’il peut prendre fantaisie à un tiers de nous réclamer pour ses chromes, ses pesantes parures, ses longs silences, sa puissance.

Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, p. 61.

Élisabeth Mazeron, 15 juin 2010
rebutées

Une dame, dans un petit préfabriqué, m’accueille gentiment et m’invite à faire mon marché. Ce sont de véritables montagnes de fer qui se dressent devant moi et je dois peser soixante kilos tout habillé. Je commence par récupérer, près de l’entrée, des chutes rondes et triangulaires de fer noir, encore huileux, qui provient d’une fabrique de crics. Le sol est jonché de fortes tiges rondes filetées, rebutées. Ensuite, par une sorte de canyon aux parois de ferrailles enchevêtrées, vers l’arrière du terrain qui couvre un ou deux hectares. Je repère deux barres de coupe de faucheuse, l’une encore assujettie à l’engin, l’autre libre, tordue. Mais le montage des doigts, à écrou noyé, m’interdit de les prélever. Il faudrait une clé spéciale, à picots et, d’ailleurs, la rouille a soudé le tout. De lourdes installations industrielles ont été démantelées et entassées là, poutrelles, bennes, grandes roues crantées, inamovibles masses de métal. Il y a aussi des bulldozers, des trains de chenilles, des pelles aux dents énormes, un troupeau de camions militaires sous camouflage, enlisés, renversés dans la boue craquelée, tendrement appuyés l’un à l’autre, joue contre joue, des amoncellements de tire-fonds, de douilles d’obus de petit calibre avec les gaines d’alimentation. Plus loin, sous un enchevêtrement de poutrelles, des canons automatiques de 20 mm dont le percuteur a été maté d’un coup de chalumeau. Quel gâchis !

Pierre Bergounioux, « lundi 15 juillet 2002 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, pp. 256-257.

David Farreny, 26 janv. 2012
chair

Et loin pourtant d’être une jeunesse. Elle avait dépassé les trente ans, les trente-cinq même peut-être. Sa chair était d’une voluptueuse mollesse, d’une douceur patinée, on aurait dit que les nombreux lits, que les nombreux bras étrangers l’avaient comme attendrie, son visage était tendre aussi, comme la pulpe onctueuse d’une banane, et ses seins étaient comme deux menues grappes de raisin. Il y avait ce charme en elle de la grâce tout près de corrompre, cette poésie de la flétrissure imminente et de la mort. Elle aspirait l’air comme s’il lui brûlait la bouche, ou bien comme si, de sa petite bouche ardente de catin, elle léchait quelque friandise ou sirotait du champagne.

Dezsö Kosztolányi, Alouette, Viviane Hamy, p. 112.

Cécile Carret, 4 août 2012
grise

À peine peut-on se dire qu’on est loin, cela grise quelques minutes pendant lesquelles on voit ou croit voir les choses neuves d’un œil neuf : c’est un leurre, un malentendu, car c’est moins une région que l’on découvre que son nom, c’est lui qu’on parcourt plutôt qu’elle. On s’admire surtout de l’occuper, d’arpenter les syllabes exotiques de ce nom plutôt que les panoramas du pays lui-même, qui devient vite à vrai dire un bled comme un autre où l’on ne pense bientôt plus qu’à retourner dans le sien, rentrer chez soi où l’on sait bien aussi d’ailleurs qu’on ne sera pas mieux, bref on n’est guère avancé.

Jean Echenoz, « Génie civil », Caprice de la reine, Minuit, p. 63.

Cécile Carret, 26 avr. 2014
plantés

N’est ineffable ou indicible que la chose dont j’ignore le nom. Et même, avec les mots dont je dispose, je peux élaborer la périphrase qui colmatera cette lacune lexicale. Le sentiment, assez commun, de vivre ou d’éprouver des expériences que le langage humain ne saurait décrire relève plutôt, je le crains, d’une exaltation proche de celle qui nous fait appréhender parfois, croyons-nous, l’existence de Dieu ou la présence des morts, une espèce d’illusion mystique qui a pour unique fondement notre incapacité à nous résoudre à n’être que ce que nous sommes, des animaux mortels, certes fines mouches et rusés renards, mais plantés dans nos corps et dans ce monde sans issue.

Éric Chevillard, « mercredi 13 novembre 2013 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 13 sept. 2014
malveillance

Pour écrire, de nombreuses qualités ne sont pas forcément nécessaires. Il faut seulement beaucoup d’amour ou beaucoup de malveillance. J’ai peur que dans mon cas ce soit la seconde solution. Mais qu’importe, si la malveillance s’applique à consumer quelque chose qui, légitimement, doit être objet de haine…

Philippe Muray, « 26 mars 1984 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 439.

David Farreny, 23 août 2015
réduit

Atterré par ce que M. de Norpois venait de me dire du fragment que je lui avais soumis, songeant d’autre part aux difficultés que j’éprouvais quand je voulais écrire un essai ou seulement me livrer à des réflexions sérieuses, je sentis une fois de plus ma nullité intellectuelle et que je n’étais pas né pour la littérature. Sans doute autrefois à Combray, certaines impressions fort humbles, ou une lecture de Bergotte, m’avaient mis dans un état de rêverie qui m’avait paru avoir une grande valeur. Mais cet état, mon poème en prose le reflétait : nul doute que M. de Norpois n’en eût saisi et percé à jour tout de suite ce que j’y trouvais de beau seulement par un mirage entièrement trompeur, puisque l’Ambassadeur n’en était pas dupe. Il venait de m’apprendre au contraire quelle place infime était la mienne (quand j’étais jugé du dehors, objectivement, par le connaisseur le mieux disposé et le plus intelligent). Je me sentais consterné, réduit ; et mon esprit comme un fluide qui n’a de dimensions que celles du vase qu’on lui fournit, de même qu’il s’était dilaté jadis à remplir les capacités immenses du génie, contracté maintenant, tenait tout entier dans la médiocrité étroite où M. de Norpois l’avait soudain enfermé et restreint.

Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Gallimard.

David Farreny, 4 mars 2016

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