preuve

Plus haut, sur le plateau, là d’où l’on voit le clocher de Plieux, le moulin de Rochegude, les cyprès en bouquet de Saint-Créac, jaillis en île des Morts de l’étroit cimetière, au-dessus de toute la Gascogne, plus haut les allées sont plus blanches, à mesure qu’elles s’approchent du château : plus sableuses, et leurs courbes plus lentes, plus nobles, plus amoureuses d’une lumière plus heureuse. On sent qu’il doit y avoir du bonheur sans nous, dans les entours de ce lierre, de cette grille, de cette cour d’honneur et de ce grand espace à découvert. Par les belles après-midi d’octobre, et de novembre encore, tout est silence et soleil pâle, le long du jardin potager ; en ces parages règne un ordre sans preuve, et l’on se dit que la vie n’est pas plus vraie, pas plus drue, pas plus exacte en ses rendez-vous, dans les lieux de la terre où son cœur bat plus vite, apparemment, dans les ateliers d’artistes, au creux des métropoles de l’esprit, dans les salles de concert quand le chef vient de lever sa baguette, au bord des piscines des plus beaux êtres de ce monde.

Renaud Camus, Onze sites mineurs pour des promenades d’arrière-saison en Lomagne, P.O.L., pp. 19-20.

David Farreny, 23 mars 2002
équilibre

La contemplation d’un chou rouge coupé en deux lui procura un réconfort : replis blancs et violets, mystérieuse géographie, secrets de cervelle. Il s’arrêtait ainsi devant les structures végétales, minérales, animales, dont la luxuriance baroque semblait résumer la complexité de l’existence. Alors, il ne pensait pas, ne devenait nullement plus lucide, mais il se sentait en équilibre avec ce qu’il contemplait.

Michel Besnier, Le bateau de mariage, Seuil, p. 73.

David Farreny, 13 avr. 2002
administration

Crab naquit avec le cerveau à la place du cœur, et inversement, on attendait de lui de grandes choses, on redoutait aussi le pire, mais il apparut vite que cela ne changeait rien, et lorsqu’à vingt ans, il manifesta le désir d’entrer dans l’administration, nombreux furent ceux qui se désintéressèrent complètement de son cas.

Éric Chevillard, La nébuleuse du crabe, Minuit, p. 85.

David Farreny, 2 sept. 2002
bonheur

N’ayez pas peur du bonheur ; il n’existe pas.

Michel Houellebecq, Rester vivant, La Différence, p. 33.

Élisabeth Mazeron, 24 sept. 2004
réveils

Matins sans peine. Réveils sans âge. On a perdu le compte des rencontres. Les émotions ne se meuvent plus. Le récent engorgeant savoir en une nouvelle paisible ignorance s’est mué. Personne sur le seuil. Mon bassin de retenue est silencieux. J’entends le chant tout simple, le chant de l’existence, réponse informulée aux questions informulées.

Henri Michaux, « Vents et poussières », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 210.

David Farreny, 9 nov. 2005
concrétions

Il fait une journée splendide, très chaude mais sans oiseaux ni parfums ni espérance. J’esquisse un plan, jette, dirait-on, des grains de sable dans le vide, autour desquels pourraient se former des concrétions. Il me manque toujours l’arête. Je m’en remets sur l’avancée d’apporter ses propres rails, d’engendrer sa substance. Les mots, en revanche, tombent d’eux-mêmes, épousent la vision. Je couvrirai une page au prix d’un travail inélégant, brutal — la course à travers la sapinière, dans la frange interdite, sous le soir.

Pierre Bergounioux, « dimanche 2 septembre 1984 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 336.

David Farreny, 25 mars 2006
grimace

Les années passant, je me suis mis à mal supporter les dîners à plus de quatre convives où, le vin aidant, propos et attitudes finissent toujours par se décaler, fût-ce légèrement, pour derrière la façade aimable d’un ami très cher, faire place à la grimace plus ou moins supportable d’un parfait inconnu. J’ai donc pris le risque de passer pour un triste sire, m’étant aperçu que je n’avais nulle envie de découvrir chez les autres quoi que ce soit qu’ils n’aient eu expressément envie de me dire.

Mathieu Riboulet, Un sentiment océanique, Maurice Nadeau, p. 10.

Élisabeth Mazeron, 13 oct. 2007
profonde

Il n’était pas possible d’aller bien loin, sans plan, sans la contrainte et l’appui de la structure profonde.

Pierre Bergounioux, « mardi 25 août 1992 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 203.

David Farreny, 20 nov. 2007
navigation

Je ne mépriserai jamais ce temps-là, ni ne m’associerai à ceux qui en rient. Avec beaucoup de choses graves ou sensibles que nous apprîmes ensuite à connaître, nous ignorions, alors, la peur, la jalousie, la lâcheté. […] Nous étions extrêmement audacieux et tendres. Cela suffit bien à ce que nous n’insultions pas notre jeunesse.

Puis, il fallut en finir. L’inertie du monde l’emportait, notre force juvénile déjà contre elle s’épuisait. […] Il se peut que nous ayons pleuré. Plus tard, il élut la littérature, moi la navigation. Il nous semblait, je suppose, à l’un comme à l’autre, que ces activités périphériques et hasardeuses ne trahissaient pas la vaste rêverie qui nous avait tenus si longtemps occupés. Nous avions raison. C’étaient de mauvais choix, des métiers sans avenir. On ne s’en relèverait pas.

Olivier Rolin, Port-Soudan, Seuil, p. 12.

Cécile Carret, 8 avr. 2008
manipuler

L’absence dure, il me faut la supporter. Je vais donc la manipuler : transformer la distorsion du temps en va-et-vient, produire du rythme, ouvrir la scène du langage […]. L’absence devient une pratique active, un affairement (qui m’empêche de rien faire d’autre) ; il y a création d’une fiction aux rôles multiples (doutes, reproches, désirs, mélancolies). Cette mise en scène langagière éloigne la mort de l’autre […]. Manipuler l’absence, c’est allonger ce moment, retarder aussi longtemps que possible l’instant ou l’autre pourrait basculer sèchement de l’absence dans la mort.

Roland Barthes, « L’absent », Fragments d’un discours amoureux, Seuil, p. 22.

Élisabeth Mazeron, 7 déc. 2009
vide

Dans la banalité homogène des heures solitaires, mi-laborieuses mi-rêveuses, entre mon lit, ma table de travail et le mur qui me faisait face, je jouissais intimement du caractère profondément répétitif de mes occupations. D’une certaine façon, elles avaient toutes le caractère et le sens d’un rite. C’est ainsi qu’elles s’entouraient de précautions et de préliminaires destinés à me rendre maître d’une zone neutre de l’espace et du temps au-delà de laquelle seulement pouvait se dérouler une action telle, par exemple, que la lecture ou l’écriture ou la mise en ordre périodique de mes documents. En somme, les heures les plus remplies nécessitaient toujours une importante part de vide.

Claude Louis-Combet, Blanc, Fata Morgana, pp. 17-18.

Élisabeth Mazeron, 6 mars 2010

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