« maintenant si jamais je te vois c’est toujours
comme une clé vivante. tes seins tes reins ta bouche
ce beau butin de nuits de portes et de joies.
comme une clé toute simple. un chiffre. une musique.
et le cours des choses va. on s’en étonne. les gens
qui songent à leur maison leur jardin leur enfance
les morts impersonnelles de petits fleuves des riens
des moments chaleureux des voyages et des actes
parfaitement accomplis. mais toi quand je te vois
verticale et brillante comme un astre de mai,
réelle : je deviens terre et vent je suis ta nuit
avec ses arbres et ses mots en mouvement
ce battement de voyelles parmi les tournesols
tes mains tes yeux ton jour comme une poignée d’oiseaux. »
Lionel Ray, « Célébration », Le nom perdu, Gallimard, p. 78.
L’avenir viendra d’une longue douleur et d’un long silence.
Cesare Pavese, Le métier de vivre, Gallimard, p. 38.
Tu n’as jamais lutté, rappelle-le-toi. Tu ne lutteras jamais.
Cesare Pavese, Le métier de vivre, Gallimard, p. 362.
J’ai longé la clôture jusqu’à ce qu’elle s’interrompe. J’ai continué. Il m’a semblé que le temps glissait plus mal. J’ai poussé plus fort sur mes jambes. La neige était infestée de branches mais c’était prévu, normal. C’étaient les dernières images. Je savais depuis le commencement qu’à la fin je serais fustigé. La fuite recommencée du temps était âpre. J’ai pu observer une pause. Je savais qu’elle ne serait qu’une pause et non un artifice de l’indolence, de l’oubli où l’on voudrait vivre toujours.
Pierre Bergounioux, La maison rose, Gallimard, p. 124.
Il serait certes très sympathique de ma part, libéral et démocratique, d’entrer dans cette vision égalitaire des choses. Mais je ne le peux pas. Je n’ai plus le temps de faire des concessions, et de ne pas vivre de toute urgence selon ce que je pense : qui est à peu près, au fond, que « la vie de l’esprit », comme dit noblement Finkielkraut, est l’avenir de l’homme, non pas son avenir promis, certes, mais son avenir idéal, celui vers lequel il doit tendre, constamment, de toutes ses forces, le seul garant de sa dignité mais aussi le principal instrument de son bonheur.
Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 90.
Voilà une occasion de médire de ces petits précis à l’usage des touristes ; au cours de ce voyage, j’en ai possédé plusieurs, également inutilisables, mais aucun n’approchait le Manuel de conversation franco-serbe du professeur Magnasco, Gênes, 1907. Tout en anachronismes à donner le vertige, en dialogues badins, de ceux qu’imagine un auteur qui aurait rêvé la vie d’hôtel sans quitter sa cuisine. Ce n’étaient que bottines à tiges, pourboires infimes, redingotes et propos superflus. La première fois que j’y recourus — chez un coiffeur du quai de la Save, parmi les crânes tondus et les ouvriers en salopettes — je tombai sur :
Imam, li vam navostiti brk ? — dois-je cirer vos moustaches ? — question à laquelle il convenait de répondre aussitôt :
Za volju Bozyu nemojte pustam tu modu kikosima — à Dieu ne plaise ! je laisse cette mode aux damoiseaux.
Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 34.
En regagnant la voiture, sur la place de la mairie, nous croisons un ouvrier à la retraite, qu’il invite à passer aux forges, pour m’éclairer. Nous nous retrouvons un instant plus tard, dans la cour. Fortement stigmatisé, ancien alcoolique, visage rouge, cheveu long et gras, moulé en « banane » de rocker, blouson de cuir noir étriqué. A passé dix ans en prison pour homicide volontaire, au couteau, sous l’emprise de l’alcool. Fait du cinéma amateur. Me montre des affichettes présentant ses films, des photos de sa femme, qui lui est homologue, et de son fils, jeune, encore intact, l’image de ce dernier inscrite dans un cache en forme de cœur. Avec ça, volubile, hypernerveux, inquiet, encombré d’un être-pour-autrui volumineux, patrouillant sur la frontière, à la différence, par exemple, du fils de Mme C*, à peu près hermétiquement clos de ce côté-là. Je l’interroge, quoique je n’attende pas grand-chose de cette conversation. Il travaillait, lui aussi, au redressage à froid. Refusait de servir la presse à faire les « soies » et le laminoir, trop éprouvants. Il est petit et grêle.
Pierre Bergounioux, « mercredi 14 février 2001 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 30.
Voici la vérité, je suis seul,
seul dans ma propre nuit où mon ombre se couche
dans la chose qui fuit je me touche et me perds
égoutier du grand songe,
ma main me pousse pleine de lignes, de racines,
— ai-je vraiment manqué de foi ?
Je grimpe les Alpes de force et je n’ai pas de guide
je ne suis pas alpiniste,
je n’ai pas demandé le danger, il est là,
je n’aime pas marcher, qui est-ce qui marche en moi ?
Benjamin Fondane, « Ulysse », Le mal des fantômes, Verdier, p. 47.
Le châtiment de celui qui se cherche est qu’il se trouve.
Nicolás Gómez Dávila, Scolies à un texte implicite (2), p. 68.
L’existence de l’œuvre d’art prouve que le monde a un sens.
Même si elle ne dit pas lequel.
Nicolás Gómez Dávila, Carnets d'un vaincu. Scolies pour un texte implicite, L'Arche, p. 19.