bistrot

L’homme qui se respecte quitte la vie quand il veut ; les braves gens attendent tous, comme au bistrot, qu’on les mette à la porte.

Ladislav Klima.

David Farreny, 28 mars 2002
concept

Plus près de nous, la philosophie a croisé beaucoup de nouveaux rivaux. Ce furent d’abord les sciences de l’homme, et notamment la sociologie, qui voulaient la remplacer. […] Puis ce fut le tour de l’épistémologie, de la linguistique, ou même de la psychanalyse — et de l’analyse logique. D’épreuve en épreuve, la philosophie affronterait des rivaux de plus en plus insolents, de plus en plus calamiteux, que Platon lui-même n’aurait pas imaginé dans ses moments les plus comiques. Enfin le fond de la honte fut atteint quand l’informatique, le marketing, le design, la publicité, toutes les disciplines de la communication, s’emparèrent du mot concept lui-même, et dirent : c’est notre affaire, c’est nous les créatifs, nous sommes les concepteurs ! C’est nous les amis du concept, nous le mettons dans nos ordinateurs. Information et créativité, concept et entreprise : une abondante bibliographie déjà… Le marketing a retenu l’idée d’un certain rapport entre le concept et l’événement ; mais voilà que le concept est devenu l’ensemble des présentations d’un produit (historique, scientifique, artistique, sexuel, pragmatique…) et l’événement, l’exposition qui met en scène des présentations diverses et l’« échange d’idées » auquel elle est censée donner lieu. Les seuls événements sont des expositions, et les seuls concepts, des produits qu’on peut vendre. Le mouvement général qui a remplacé la Critique par la promotion commerciale n’a pas manqué d’affecter la philosophie. Le simulacre, la simulation d’un paquet de nouilles est devenu le vrai concept, et le présentateur-exposant du produit, marchandise ou œuvre d’art, est devenu le philosophe, le personnage conceptuel ou l’artiste. Comment la philosophie, une vieille personne, s’alignerait-elle avec des jeunes cadres dans une course aux universaux de la communication pour déterminer une forme marchande du concept, MERZ ? Certes, il est douloureux d’apprendre que « Concept » désigne une société de service et d’ingénierie informatique. Mais plus la philosophie se heurte à des rivaux impudents et niais, plus elle les rencontre en son propre sein, plus elle se sent d’entrain pour remplir la tâche, créer des concepts, qui sont des aérolithes plutôt que des marchandises. Elle a des fous rires qui emportent ses larmes.

Gilles Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ?, Minuit, p. 15.

Guillaume Colnot, 15 fév. 2004
pas

Supposons alors qu’ils aient vu ce qu’ils faisaient pour ce que c’était, le troc épuisant de tout leur temps contre la possibilité précaire de rester dans le temps. Eh bien, non seulement ils n’en auraient tiré nul profit mais cette connaissance, ce détachement, pour léger qu’il fût, leur aurait été préjudiciable en l’absence d’alternative. Parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire que de continuer et qu’il est beaucoup plus facile de le faire sans y penser que de s’y remettre avec la pensée qu’après tout, on pourrait aussi bien arrêter. Aux difficultés habituelles s’ajoute celle, désormais de repousser l’éventualité que la moindre réflexion éveille aussitôt, la possibilité du contraire, la douceur de ne pas.

Pierre Bergounioux, Miette, Gallimard, p. 29.

Élisabeth Mazeron, 6 oct. 2004
forme

Pourquoi des conversations ? Pourquoi tant d’échanges de paroles des heures durant ? On revient s’appuyer sur un environnement proche et avec des proches s’entretenir de proches, afin d’oublier l’Univers, le trop éloignant Univers, comme aussi le trop gênant intérieur, pelote inextricable de l’intime qui n’a pas de forme.

Henri Michaux, « Poteaux d’angle », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1068.

David Farreny, 7 août 2006
diminués

Les divers insectes carnivores, vus au microscope, sont des animaux formidables, ils étaient peut-être ces dragons ailés dont on retrouve les anatomies : diminués de taille à mesure que la matière diminuait d’énergie, ces hydres, griffons et autres, se trouvaient aujourd’hui à l’état d’insectes. Les géants antédiluviens sont les petits hommes d’aujourd’hui.

François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 248.

Guillaume Colnot, 17 mai 2007
Atlantique

Je suis un être de lenteur, de retours en arrière, d’intentions à très long terme, de toutes ses forces et de tous ses sens appuyé sur le passé. Je me fais l’effet d’un mouvement historique enfoui sous les gestes des hommes qui met deux siècles à trouver son rythme et trois à s’accomplir. Je chemine à la vitesse des continents, il est bien peu probable que je voie jamais l’Atlantique.

Mathieu Riboulet, Mère Biscuit, Maurice Nadeau, p. 101.

Élisabeth Mazeron, 7 nov. 2007
familière

Cherchant à trouver le sommeil après l’émotion et l’excitation de la soirée, Dora, à la lumière de la petite lampe de sa table de nuit, regardait évoluer l’araignée. Cette araignée ne lui faisait pas peur. Et elle lui était devenue familière, presque une amie, depuis qu’un matin, en ouvrant les yeux, elle l’avait vue descendre du plafond sur son fil et venir boire de l’eau dans son verre.

Jacques Roubaud, Parc sauvage, Seuil, p. 96.

Cécile Carret, 22 janv. 2008
recommencé

Hier, départ de New York vers 16 heures. Le diable pour trouver un taxi. Ciel gorge-de-ramier, mer de plomb, très lourd. On prend du recul : New York est gommé peu à peu. Le gratte-ciel, c’est une répétition, un jeu de Meccano, ce n’est pas de l’architecture : c’est un rez-de-chaussée recommencé 100 ou 120 fois. Il y a 47 ans tout, à New York, m’enthousiasmait, m’amusait. Les beaux panaches au cimier des casques (le chauffage central, au dernier étage) disparaissaient, l’été, les tons sont gris, vert bronze, beige, rouge sang. Des ruines d’un empire. Du haut du Chrysler Building, les docks comme des arêtes de hareng latérales.

Paul Morand, « 19 juin 1970 », Journal inutile (1), Gallimard, p. 405.

David Farreny, 25 mai 2009
baiser

Ils font l’amour cette nuit-là, s’endorment épuisés et, les jours suivants, n’étant plus obligé d’aller au bureau, il n’a qu’une obsession : rester enfermé avec elle à la maison, ne pas quitter le lit, ne pas arrêter de la baiser. Il ne se sent en sécurité qu’en elle, c’est la seule terre ferme. Autour, les sables mouvants. Il reste trois, quatre heures sans débander, n’a même plus besoin du gode qui, souvent, relayait sa bite pour donner à Elena ces interminables orgasmes à répétition qui faisaient leur joie à tous les deux. Il tient son visage entre ses mains, la regarde, lui demande de garder les yeux ouverts. Elle les ouvre très grands, il y voit autant d’effroi que d’amour. Après, rompue, hagarde, elle se tourne sur le côté. Il veut la prendre encore. Elle le repousse, d’une voix ensommeillée dit que non, elle n’en peut plus, sa chatte lui fait mal. Il retombe dans l’abandon comme dans un puits.

Emmanuel Carrère, Limonov, P.O.L., p. 156.

Guillaume Colnot, 10 janv. 2013
vieilles

Il y avait dans le paysage, jusque dans les années 70, une stabilité et une inertie toute séculaire. Les vieilles fermes au coin des routes. Les choses avaient une force placide, une pesanteur. Le sentiment du monde était écrasant.

Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 80.

Cécile Carret, 22 sept. 2013
terreur

Pour que la Russie s’accommodât d’un régime libéral, il faudrait qu’elle s’affaiblît considérablement, que sa vigueur s’exténuât ; mieux : qu’elle perdît son caractère spécifique et se dénationalisât en profondeur. Comment y réussirait-elle, avec ses ressources intérieures inentamées, et ses mille ans d’autocratie ? À supposer qu’elle y arrivât par un bond, elle se disloquerait sur-le-champ. Plus d’une nation, pour se conserver et pour s’épanouir, a besoin d’une certaine dose de terreur.

Emil Cioran, « Histoire et utopie », Œuvres, Gallimard, p. 451.

David Farreny, 17 mars 2024

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