rêva

Vers la fin de sa vie, Lovecraft rêva qu’il grimpait, en compagnie d’un groupe d’hommes en costume médiéval, sur les toits d’une vieille ville pour poursuivre une « Chose marquée par le sceau du mal originel » ; qu’il s’approchait d’un tramway pour découvrir que celui-ci transportait des êtres au visage conique se terminant par un tentacule rouge ; qu’il rencontrait un clergyman maléfique dans un grenier rempli de livres interdits ; qu’une troupe de sinistres magiciens noirs en tenue de soirée lui rendait visite ; qu’il retournait à son ancienne maison du 598, Angell Street pour la trouver en ruine et entendre des pas traînants dans son ancienne chambre ; qu’il était attaqué par des insectes qui lui transperçaient le cerveau et lui procuraient ainsi des visions d’autres mondes ; qu’il se retrouvait dans la peau d’un chirurgien de 1864, le docteur Eben Spencer, lequel découvrait qu’un autre médecin se livrait à des expériences dignes de celles du fameux Frankenstein ; qu’il assistait, du haut d’un château, à une bataille entre deux armées de guerriers fantômes ; et, enfin, qu’il se voyait offrir un million de livres sterling par le conservateur d’un musée pour un bas-relief d’argile qu’il venait de faire lui-même.

Lyon Sprague De Camp, H. P. Lovecraft. Le roman de sa vie, Durante, p. 627.

Guillaume Colnot, 17 juil. 2002
sent

Ce conflit consiste en ceci que la philosophie dévore la poésie. Elle se l’incorpore. Ainsi, tout en l’adorant parfois, comme Heidegger, elle l’annule. Qu’elle le sache ou non est sans pertinence.

Exemple récent, largement diffusé, c’est le moins qu’on puisse dire : Derrida. Il faudrait chercher en quoi ce mode de pensée correspond tellement à l’époque. Je crois qu’il s’inscrit dans le anything goes du pousse-moderne. Favorise, et pseudo-théorise le ludique généralisé. Ce laxisme sent.

Henri Meschonnic, Célébration de la poésie, Verdier, p. 53.

David Farreny, 1er août 2002
foudre

Le voyage fournit des occasions de s’ébrouer mais pas – comme on le croyait – la liberté. Il fait plus éprouver une sorte de réduction ; privé de son cadre habituel, dépouillé de ses habitudes comme d’un volumineux emballage, le voyageur se trouve ramené à de plus humbles proportions. Plus ouvert aussi à la curiosité, à l’intuition, au coup de foudre.

Ainsi, un matin, sans savoir pourquoi, nous emboîtâmes le pas à une pouliche qu’un paysan venait d’aller laver à la rivière. Une pouliche haute sur jambes, les yeux comme des marrons dans leur coque entrouverte, et une robe sans défaut sous laquelle les muscles jouaient avec une coquetterie souveraine. Ce que j’avais vu de plus femme en Yougoslavie. Dans la rue, les boutiquiers se retournaient sur elle. Les pieds au frais dans la poussière nous l’avons suivie en silence, comme deux vieux « marcheurs » éperdus, le cœur entre les dents. Nous nous étions littéralement rincé l’œil. Parce que l’œil a besoin de ces choses intactes et neuves qu’on trouve seulement dans la nature : les pousses gonflées du tabac, l’oreille soyeuse des ânes, la carapace des jeunes tortues.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Payot & Rivages, p. 80.

Cécile Carret, 8 sept. 2007
égal

Marc avait aussi un fils, qui vivait loin de lui. Trop loin. Il ne souhaitait pas en parler. Il préférait reparler de la femme du métro. Ça l’intéressait de s’intéresser à elle. Ça l’occupait. Moi aussi, dis-je. Marie m’occupe. Je vous trouve vieux, tous les deux, intervint Kontcharski. Vous ne vivez pas assez. Et vous ? dis-je. Qu’est-ce que vous vivez de plus, Cyril ? Je ne voulais pas l’agresser, mais je voulais défendre Marc. Moi, ça m’était égal, je ne prétendais pas vivre, je trouve que c’est une ambition stupide. On vit de toute façon et en fin de compte quelque chose s’est passé. Ou a passé. Bref.

Christian Oster, Trois hommes seuls, Minuit, p. 53.

Cécile Carret, 14 sept. 2008
bastions

Je mourrai probablement silencieux, entouré de silence, presque dans la paix et j’envisage cette fin avec sérénité. Comme par méchanceté, le destin nous a donné en partage à nous autres chiens un cœur d’une admirable vigueur, un poumon qu’on ne peut user avant l’heure ; nous résistons à toutes les questions, même aux nôtres. Des bastions de silence, voilà ce que nous sommes.

Franz Kafka, « Les recherches d’un chien », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 688.

David Farreny, 27 déc. 2011
seul

Oui, à quel point on se retrouve vite seul à ouvrir une porte de chambre, à ouvrir une fenêtre, à s’engager sur un chemin latéral !

Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 75.

Cécile Carret, 21 juil. 2013
rentrée

Pour ceux qui sont restés, évidemment, la rentrée est moins spectaculaire. Moins spectaculaire que le retour d’Afrique des hirondelles au ventre blanc est la lente rétraction sous l’écaille d’une tête de tortue et de ses quatre pattes torves. Mais enfin, même dans le cas de celle-ci, comme on le voit, il est toujours possible de réintégrer davantage son chez-soi (la chambre du fond).

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 31.

Cécile Carret, 4 fév. 2014
inoubliable

Céline : ce qu’aucune gauche ne peut lui pardonner — avoir créé chez elle un désir pour lui. Sinon, on est de droite, et l’affaire est réglée. Elle vous laisse même tranquille. Mais si vous avez réussi à vous faire désirer avant de lui annoncer qu’elle était pour ainsi dire toujours-déjà plaquée par vous, alors elle vous poursuivra de sa haine éternelle pour non-réalisation du contrat, trahison, découragement d’illusion. En somme, se faire aimer de la gauche puis se dévoiler. À partir de ce moment-là, on devient inoubliable.

Philippe Muray, « 1er mars 1982 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 162.

David Farreny, 2 mars 2015

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