dossier

Me soupçonner, c’est mon métier. J’y suis plutôt meilleur que d’autres. Mais je connais mieux le dossier que la plupart.

Renaud Camus, « entretien avec Philippe Mangeot », Corbeaux. Journal 9 avril-9 juillet 2000, Impressions Nouvelles, p. 263.

Élisabeth Mazeron, 30 mai 2002
quoique

Mais, pour conclure sur le chant des oiseaux, j’ajouterai que le spectacle de la joie chez autrui, lorsqu’il n’y a pas lieu d’en être jaloux, nous réconforte et nous égaie toujours, et que par suite il faut louer la nature d’avoir pris soin que le chant des oiseaux, qui est une manifestation d’allégresse et une sorte de rire, fût chose publique ; contrairement au chant et au rire humains qui, eu égard au reste du monde, demeurent chose privée. Et c’est par une sage disposition de la nature que la terre et l’air sont remplis d’animaux qui, de leurs cris de joie sonores et incessants, applaudissent tout le jour à l’existence universelle et incitent à l’allégresse les autres créatures, en leur délivrant le témoignage perpétuel, quoique mensonger, de la félicité des choses.

Giacomo Leopardi, « Éloge des oiseaux », Petites œuvres morales, Allia, p. 171.

David Farreny, 9 nov. 2005
dépassement

Comme j’avais eu tort autrefois de chercher un dépassement en des lieux fermés, étroits, face à des objets, à des personnes, à des images du monde limité, dont, il est vrai, « cela » triomphait momentanément, et assez merveilleusement, les déboîtant parfois comiquement du carcan de leurs limites. Cependant les choses, leur massivité ainsi transfigurée, transcendée, toujours présentes, tendaient à revenir et, en effet, après peu, trop peu de temps, se reconstituaient avec leur épaisseur.

Le ciel, lui, est différent. Différent et supérieur.

Henri Michaux, « Les grandes épreuves de l’esprit et les innombrables petites », Œuvres complètes (3), Gallimard, pp. 378-379.

David Farreny, 8 déc. 2005
personne

La catégorie de personne a le pouvoir de souder dans un temps commun le nouveau-né au vieillard. Et, même si l’on a tout oublié, si l’on a été l’objet d’une transformation radicale de la conscience, la catégorie de personne nous contraint à être les mêmes jusqu’à notre mort.

Jusqu’à l’essor des biotechnologies, les règles de subjectivation renvoyaient aux conditions langagières et médicales standardisées, extérieures au droit, que celui-ci devait, en quelque sorte, constater. Être né viable, ne pas être mort, avoir un corps étaient, dans une très large mesure, des évidences sensibles, faisant l’objet de conventions langagières certes variables, mais non juridiques. Les technologies de la vie ont poussé le droit à briser les conventions sur lesquelles s’appuyaient les règles de subjectivation. L’essor de la greffe a été à l’origine de la création d’une nouvelle forme de mort, la mort cérébrale, construction juridique qui permet de déclarer morts des êtres humains qui sont encore vivants. Et puis, lorsque les biotechnologies ont octroyé au matériau humain une valeur médicale croissante à chaque stade du développement de l’être humain, il a fallu étendre l’artificialisation de la vie par le droit. L’hypothèse de la greffe totale fait vaciller tout support corporel à l’identité personnelle, et le droit intervient non plus seulement pour organiser les pratiques médicales, mais aussi pour créer des conventions langagières communes nous permettant de nous entendre dans un monde si extravagant. Ainsi, le droit a dû établir à quelles conditions la catégorie de personne pouvait unifier l’existence biologique d’un individu empirique ; alors, son corps, comme on l’a vu, pouvait être soumis à un rapiècement et à une circulation maximale.

Marcela Iacub, Penser les droits de la naissance, P.U.F., p. 113.

David Farreny, 3 août 2006
malpropreté

Il avait cessé de neiger. Le ciel se découvrait en partie ; des nuages gris bleu qui s’étaient séparés laissaient filtrer des regards du soleil qui coloraient le paysage de bleu. Puis il fit tout à fait clair. Un froid serein régna, une splendeur hivernale, pure et tenace, en plein novembre, et le panorama derrière les arceaux de la loge de balcon, les forêts poudrées, les ravines comblées de neige molle, la vallée blanche, ensoleillée sous le ciel bleu et rayonnant, étaient magnifiques. Le scintillement cristallin, l’étincellement adamantin régnaient partout. Très blanches et noires, les forêts étaient immobiles. Les contrées du ciel éloignées de la lune étaient brodées d’étoiles. Des ombres aiguës, précises et intenses, qui semblaient plus réelles et plus importantes que les objets eux-mêmes, tombaient des maisons, des arbres, des poteaux télégraphiques sur la plaine scintillante. Quelques heures après le coucher du soleil, il faisait sept ou huit degrés au-dessous de zéro. Le monde semblait voué à une pureté glacée, sa malpropreté naturelle semblait cachée et figée dans le rêve d’une fantastique magie macabre.

Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, p. 311.

David Farreny, 3 juin 2007
gauche

Le discours de gauche, qui rassasie quotidiennement une immense population où, pour m’exprimer comme un sociologue, se retrouvent pêle-mêle classes moyennes et supérieures, électorat jeune, néo-bourgeois, artiste, secteur associatif, etc., c’est-à-dire 90 % de la population, est un discours sans alternative. Concernant l’éloge du Moderne tel qu’il avance, un autre monde n’est pas possible que le sien. C’est donc à mes yeux un ennemi aussi consistant que dominant et, comme tel, le seul auquel il soit intéressant de s’affronter.

Philippe Muray, entretien paru dans la revue « Médias », numéro 8.

David Farreny, 23 janv. 2008
semblable

Mais qu’attendre précisément du spectacle et du théâtre quand ils ne veulent plus tromper le public, ou le trahir, mais ne demandent qu’à se retrouver en phase avec lui, qu’à faire cause commune avec ses supposés désirs livides de fraternité, de solidarité, d’égalité, de parité et de transparence ? Qu’attendre, en somme, de son semblable ? Qu’attendre de ce qui ne cherche même plus à établir avec vous et lui la moindre querelle, et encore moins l’envenimer ? Qu’attendre de ce qui ne veut, ou ne peut, même plus être désiré ? Qu’attendre de ce qui ne cherche même plus à vous séduire ? Qu’attendre de ce qui vous ressemble tant que c’en est dégoûtant ?

Philippe Muray, Après l’histoire, Les Belles Lettres, p. 653.

David Farreny, 2 fév. 2008
calcanéum

Si le soleil est aussi grand et tel que nous le voyons, il le doit à sa nature intime ; mais cette place qu’il occupe dans le monde, c’est l’œuvre de l’Ordonnateur. Pour un corps de telle nature et si vaste, vous ne trouverez pas une place meilleure dans tout l’univers. Pour le pied non plus vous ne pouvez trouver dans le corps une place préférable à celle qu’il occupe. La position du pied et du soleil dénote une égale habileté. Ce n’est pas sans dessein que je compare l’astre le plus brillant à la partie du corps la plus abjecte. Qu’y a-t-il de plus vil que le calcanéum ? Rien. Cependant nulle part ailleurs il ne serait mieux placé. Qu’y a-t-il de plus noble que le soleil ? Rien. Dans tout l’univers il ne saurait être placé plus convenablement. L’univers est ce qu’il y a de plus grand et de plus beau.

Galien, « De l’utilité des parties du corps humain », Œuvres anatomiques, physiologiques et médicales (1), Baillière, p. 263.

David Farreny, 29 juil. 2008
résonance

Claudette, qui travaillait au laboratoire où elle avait table, crayon et papier, entreprend de réécrire Le malade imaginaire, de mémoire. Le premier acte achevé, les répétitions commencent.

J’écris cela comme si ça avait été aussi simple. On a beau avoir une pièce bien en tête, en voir et en entendre les personnages, c’est une tâche difficile à qui relève du typhus, est constamment habité par la faim. Celles qui pouvaient aidaient. Une réplique était souvent la victoire d’une journée. […] L’émulation jouait aussi, et la fierté. Il s’agissait de montrer aux Polonaises, avec qui nous étions, et qui chantaient si bien, de quoi nous étions capables.

Chaque soir, battant la semelle et battant des bras – c’était en décembre – nous répétions. Dans l’obscurité, une intonation juste prenait une étrange résonance.

Charlotte Delbo, Auschwitz et après (2), Minuit, p. 91.

Cécile Carret, 27 août 2009
incendie

toute cigarette finit au cendrier

toute marée se meurt sur la dent du rocher

tout spectacle s’éteint

dans le fracas des strapontins

et même ton souvenir qui s’arme dans cet écrit

finira lui aussi dans la chaleur de l’Incendie

William Cliff, « La Coruña », Marcher au charbon, Gallimard, p. 68.

David Farreny, 4 sept. 2009
morgue

Par la fenêtre, on voyait en bas la rue pluvieuse, goudron ravaudé et flaques de verre noir ; en haut le polygone du ciel, petit, joli. De côté, la lumière funèbre de la lune ; dessous, la morgue des nuages rigides dans des draps funestes. Nous fîmes une moue désapprobatrice et retournâmes au coin du feu. Frau Doktor me regarda non sans bienveillance ; et me régla pour mon confort la chaise longue encore plus méticuleusement, si bien que je me retrouvais presque couché sur le dos, assailli sans cesse par les flammes friponnes ; quant à elle, elle s’adossa décemment et fuma.

Arno Schmidt, « Histoire racontée sur le dos », Histoires, Tristram, p. 53.

Cécile Carret, 17 nov. 2009
précédents

L’histoire, sur laquelle notre début de siècle s’est tellement appuyé pour vivre et penser, ne servira bientôt plus de rien, tant ce qu’on va voir (basé sur la technique et non plus sur l’horreur) aura de moins en moins de précédents.

Paul Morand, « 15 février 1976 », Journal inutile (2), Gallimard, p. 731.

David Farreny, 23 sept. 2010
trouvée

La lumière est de la matière incorporelle, voire immatérielle ; cela paraît être une contradiction, mais nous ne pouvons pas nous arrêter à cette apparence. Les physiciens disaient que la lumière ne pouvait pas être pesée. Mais on a, avec de grandes lentilles, concentré de la lumière en un foyer, et on l’a fait tomber sur l’un des plateaux de la plus fine des balances ; or, ce plateau, ou bien ne fut pas abaissé, ou, s’il le fut, on trouva que le changement produit dépendait seulement de la chaleur que le foyer concentrait en soi. La matière est pesante dans la mesure où elle ne fait que chercher l’unité en tant que lieu ; mais la lumière est la matière qui s’est trouvée.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « Des manières de considérer la nature (additions) », Encyclopédie des sciences philosophiques, II. Philosophie de la nature, Vrin, p. 398.

David Farreny, 28 fév. 2011
filiation

Les vieux amis de monsieur Songe sont célibataires et comme lui toute leur vie n’ont parlé que de leurs neveux. Dans l’esprit de monsieur Songe c’est la seule filiation. Au point qu’il n’imagine même pas que les neveux de ses amis et leurs petits-neveux puissent être mariés. Il se dit donc mais alors il n’y aura pas de dames ? Il nous en faut. Où les trouver ?

Monsieur Songe note trouver dames.

Robert Pinget, Monsieur Songe, Minuit, p. 90.

Cécile Carret, 8 déc. 2013
stopper

L’objectif est toujours le même : stopper l’hémorragie.

Jean-Pierre Georges, « Jamais mieux (3) », «  Théodore Balmoral  » n° 71, printemps-été 2013, p. 112.

David Farreny, 12 juin 2014

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