machines

À l’intérieur de notre univers on trouve certaines choses terribles et glacées, auxquelles j’ai donné le nom de « machines ».

Philip K. Dick, Si ce monde vous déplaît... et autres écrits, L’Éclat, p. 79.

Guillaume Colnot, 28 mars 2002
limites

Se demander devant un autre : par quelle voie apaise-t-il en lui le désir d’être tout ? sacrifice, conformisme, tricherie, poésie, morale, snobisme, héroïsme, religion, révolte, vanité, argent ? ou plusieurs voies ensembles ? ou toutes ensembles ? Un clin d’œil où brille une malice, un sourire mélancolique, une grimace de fatigue décèlent la souffrance dissimulée que nous donne l’étonnement de n’être pas tout, d’avoir même de courtes limites. Une souffrance si peu avouable mène à l’hypocrisie intérieure, à des exigences lointaines, solennelles (telle la morale de Kant).

À l’encontre. Ne plus se vouloir tout est tout mettre en cause. N’importe qui, sournoisement, voulant éviter de souffrir se confond avec le tout de l’univers, juge de chaque chose comme s’il l’était, de la même façon qu’il imagine, au fond, ne jamais mourir. Ces illusions nuageuses, nous les recevons avec la vie comme un narcotique nécessaire à la supporter. Mais qu’en est-il de nous quand, désintoxiqués, nous apprenons ce que nous sommes ? perdus entre les bavards, dans une nuit où nous ne pouvons que haïr l’apparence de lumière qui vient des bavardages. La souffrance s’avouant du désintoxiqué est l’objet de ce livre.

Georges Bataille, L’expérience intérieure, Gallimard, p. 10.

Guillaume Colnot, 16 janv. 2005
réclamer

Après dîner, avec Cathy, jusqu’au sommet des Plates. L’ombre s’est déjà emparée des versants. Le regard porte à l’infini. Il ne subsiste plus que quelques rares pâtures, d’un jaune pâle, dans le couvert des bois qui ont conquis la contrée. Nous faisons s’envoler une buse. Nous nous asseyons au sommet d’une butte, face aux monts du Cantal et c’est comme d’avoir quitté le monde, pris congé de la vie resserrée, inquiète, laborieuse dont nous sommes les otages tant est souveraine la suggestion du lieu, parfaite, la solitude, absolue, la paix. On a changé d’échelle, adopté un autre point de vue, celui des immensités impavides, éternelles, au regard desquelles ce qui nous meut et nous point n’est rien. On se trouve réduit à son être pur, à la simple conscience de tout cela, qui nous est momentanément accordé. Et notre finitude infime, notre fugacité sont si évidentes qu’il serait fou de réclamer. Tout est simple et facile. On peut accepter.

Pierre Bergounioux, « dimanche 1er août 1993 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 325.

David Farreny, 20 nov. 2007
sheds

Des jardins potagers, plus bas, parlent d’autosubsistance, suggèrent une communauté retranchée du monde. Mais l’image des cornettes, des robes de bure qui a supplanté celle des grands chars gémissants et bleus se dissipe à son tour parce que le même bâtiment que domine le réservoir porte, dans sa partie médiane, un lanterneau — un morceau de toiture détaché du restant et surélevé — et qu’en marchant vers l’amont, on découvre, à l’extrémité distale du troisième côté du carré, des toits en sheds — en dents de scie — comme aux usines de jadis, avant qu’elles ne prennent l’allure uniforme qu’on voit désormais aux supermarchés, immeubles de bureaux, écoles : des boîtes rectangulaires en béton plus ou moins vastes et ajourées, dont le nom seul indique ce qu’on y fait. La dernière éventualité — celle d’un établissement pénitentiaire à l’usage des jeunes délinquants — éclipse alors la vision vague de camaldules absorbés dans le plain-chant ou de femmes étendues, bras en croix, sur les dalles, dans l’adoration perpétuelle du saint sacrement. On se dit qu’après avoir gratté la terre, marché en rond entre les bâtiments qui délimitent la cour intérieure qu’on ne peut voir de la route, des fortes têtes, des enfants du peuple aux traits durcis par la misère et la révolte poussent la lime à l’atelier.

Pierre Bergounioux, Les forges de Syam, Verdier, p. 16.

Élisabeth Mazeron, 3 fév. 2008
illimitée

Nous étions débordés par le temps des choses. Un équilibre tenu longtemps entre leur attente et leur apparition, entre la privation et l’obtention, était rompu. La nouveauté ne suscitait plus de diatribe ni d’enthousiasme, elle ne hantait plus l’imaginaire. C’était le cadre normal de la vie. Le concept même de nouveau disparaîtrait peut-être, comme déjà presque celui de progrès, nous y étions condamnés. La possibilité illimitée de tout s’entrevoyait.

Annie Ernaux, Les années, Gallimard, p. 220.

Élisabeth Mazeron, 23 mai 2008
dialoguer

— Mais pourquoi tu es agressif comme ça ? me répond-on. J’accumule les maladresses, je serais un fâcheux pédagogue. Je participe mal aux conversations de chez nous, surtout intellectuelles ou qui l’imitent (parce qu’en plus ça s’imite : la grenouille qui se fait crapaud, la peste qui devient vérole). Toute chose que je dis devant quelqu’un se met aussitôt en orbite autour de son nombril et, pour me répondre, c’est à cette gravitation que mon interlocuteur réagit. Il ne conçoit pas la chose que je nomme, serait-ce un pauvre hareng saur : il contemple seulement le paysage de lui-même que crée la nouvelle lune que j’ai lancée. Et, selon la lumière qu’elle donne à son nombril, il approuve, critique, retouche ou, le plus souvent, élimine : la lune tombe. Son nombril est triste, je ne sais pas dialoguer.

Tony Duvert, Journal d’un innocent, Minuit, p. 61.

Cécile Carret, 6 déc. 2008
si

Vrai j’en suis si content de ce que si ici parfois il y a des cafards dans le manger, chez toi il y a femme et enfant.

Vincent van Gogh, « Saint-Rémy-de-Provence, août-septembre 1889 », Lettres à son frère Théo, Gallimard, p. 517.

David Farreny, 2 juil. 2009
pèlerin

Conduire une auto, avec le soleil matinal dans les yeux, sur une départementale. Campagne blanche, gelée, chauffage à fond. Qu’importe que ce soit pour signer un papier rayant 33 ans de ma vie. Chaque instant apparu du fond de l’éternité foudroie d’innocence le pèlerin du temps.

Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 16.

David Farreny, 27 juin 2010
vallée

Si je n’ai pas gardé la couverture, j’écris près de la petite table dont j’aime l’élégante robustesse et la couleur acajou : elle supporte un crucifix sur pied que je ne regarde guère sans penser à cette femme dont le visage, la voix, la vie sont retournés au néant, et qu’aucun récit ne sauvera, sinon ce prénom fané qui dit un monde disparu et, peut-être, ce que le temps fait de nous alors même que nous ne sommes pas nés, nous appelant à lui sous le masque de l’amour et de la nécessité pour nous abandonner bientôt dans une vallée dont nous ne sortirons plus.

Richard Millet, Petit éloge d’un solitaire, Gallimard, p. 24.

David Farreny, 25 août 2013

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer