aliéné

Je déteste les drogues. Mes hallucinations habituelles sont bien assez monstrueuses, Hadès en soit loué ! Objectivement considéré, je n’ai jamais vu un esprit aliéné plus lucide, plus solitaire et plus équilibré que le mien.

Vladimir Nabokov, Partis pris, Julliard, p. 148.

David Farreny, 13 avr. 2002
fantassins

Une section de fantassins se repose dans un espace vide entre deux maisons. Les uns sont couchés, dorment. Les autres, debout, contemplent avec indifférence la caravane morcelée dans le village. Je m’approche. Ils ont fait la Somme. J’attends d’eux quelque clarté, quelque espoir. Mais je n’ai devant moi que les soldats mystérieux, les soldats résignés. Je cherche en eux l’âme, le fond, le choix, le désir. Ils ne me livrent pas leur secret. Ils parlent soldat. Ils sont las. Je n’obtiens d’eux que quelques : « Il ne faut pas s’en faire… »

Léon Werth, 33 jours, Viviane Hamy, p. 19.

Cécile Carret, 11 mars 2007
fièvre

Qu’était-ce donc que la vie ? Elle était chaleur, chaleur produite par un phénomène sans substance propre qui conservait la forme ; elle était une fièvre de la matière qui accompagnait le processus de la décomposition et de la recomposition incessantes de molécules d’albumine d’une structure infiniment compliquée et infiniment ingénieuse. Elle était l’être de ce qui en réalité ne peut être, de ce qui oscille en un doux et douloureux suspens sur la limite de l’être, dans ce processus continu et fiévreux de la décomposition et du renouvellement.

Thomas Mann, La montagne magique, Fayard, pp. 316-317.

David Farreny, 3 juin 2007
étranger

Je suis né étranger au monde et j’ai regardé, impuissant, le film de ma vie. Tombereaux d’ennui ou richesses miroitantes ?… Je ne sais toujours pas ce qui m’échut. Une seule certitude : j’ai violemment haï le travail.

Par instinct — ou par bêtise — je n’ai rien « construit ». Par facilité et paresse j’ai tout fonctionnarisé, mensualisé : santé, confort, amour, amitié, écriture. J’étais un timide, je suis devenu un tiède. Je ne sais plus ce que c’est de souffrir.

Cela en mon pouvoir je jetterais mon sexe au premier chien qui passe. Car plus qu’une complication, c’est une plaie cette guérilla avec le ventre. Installé dans la pérennité de l’attente vaine, je forme un vœu sin-cè-re : je voudrais que ma femme soit heureuse.

Jean-Pierre Georges, « Sin-cè-re », Trois peupliers d’Italie, Tarabuste, p. 46.

David Farreny, 31 mars 2008
inventaire

C’est ce qui explique cette vérité reconnue par tous, qu’on peut devenir de mauvaise foi à force d’être sincère. Ce serait, dit Valéry, le cas de Stendhal. La sincérité totale et constante comme effort constant pour adhérer à soi est, par nature, un effort constant pour se désolidariser de soi ; on se libère de soi par l’acte même par lequel on se fait objet pour soi. Dresser l’inventaire perpétuel de ce qu’on est, c’est se renier constamment et se réfugier dans une sphère où l’on n’est plus rien, qu’un pur et libre regard. La mauvaise foi, disions-nous, a pour but de se mettre hors d’atteinte, c’est une fuite. Nous constatons, à présent, qu’il faut user des mêmes termes pour définir la sincérité. Qu’est-ce à dire ?

Jean-Paul Sartre, « Les conduites de mauvaise foi », L’être et le néant, Gallimard, p. 102.

David Farreny, 11 oct. 2008
abri

Le poisson rouge, à l’abri de deux fléaux majeurs : l’ennui et la rage de l’expression.

Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 100.

David Farreny, 22 mai 2010
fonctionnaires

Le Premier sous-secrétaire d’État du puits de la montagne, les frères des deux sous-secrétaires, et d’autres seigneurs, étalant leurs vêtements noirs, étaient assis côte à côte, depuis le pied du mur qui entoure le Palais des glycines jusque devant le Palais de la gloire ascendante. Le Maire du palais, très élégant, la taille élancée, s’arrêta un moment, pour ajuster le sabre qu’il portait à la ceinture, avant de passer devant eux. Cependant, le Chef des fonctionnaires attachés à la Maison de l’Impératrice était debout devant le Palais pur et frais ; je l’observais et je songeais que, sans doute, il ne s’assiérait point, quand, soudainement, le Maire du palais ayant fait quelques pas, son frère s’assit. « Quelle conduite merveilleuse, pensais-je encore, aura donc tenue, autrefois, le Maire du palais, pour mériter d’avoir un tel prestige en ce monde ? »

Sei Shônagon, Notes de chevet, Gallimard, p. 171.

David Farreny, 12 avr. 2011
décomposé

Certains airs sont du trot, avec un rythme aussi décomposé que la musculature d’un cheval.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 132.

Cécile Carret, 28 juin 2012
erratique

Et lorsqu’il partit en voiture et regarda par-dessus l’épaule ce quadrilatère là-bas, posé dans ce reste de steppe, il lui parut déconnecté des environs, comme inapproprié au sol alentour, comme une sorte de bloc erratique. Plus aucun enfant éveillé. Pas un oiseau dans le ciel. Là-bas, en revanche, un nuage, un grand cumulus d’un blanc gris, à la frange, de multiples bosses, qui dérivait lentement vers l’est, comme en pèlerinage.

Peter Handke, Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille, Gallimard, p. 49.

Cécile Carret, 21 juil. 2013
apocalypse

Avec ses dix siècles de terreurs, de ténèbres et de promesses, elle était plus apte que quiconque à s’accorder au côté nocturne du moment historique que nous traversons. L’apocalypse lui sied à merveille, elle en a l’habitude et le goût, et s’y exerce aujourd’hui plus que jamais, puisqu’elle a visiblement changé de rythme. « Où te hâtes-tu ainsi, ô Russie ? » se demandait déjà Gogol qui avait perçu la frénésie qu’elle cachait sous son apparente immobilité. Nous savons maintenant où elle court, nous savons surtout qu’à l’image des nations au destin impérial, elle est plus impatiente de résoudre les problèmes des autres que les siens propres.

Emil Cioran, « Histoire et utopie », Œuvres, Gallimard, pp. 457-458.

David Farreny, 17 mars 2024

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