Des plats extraordinairement concaves, des rations prodigieuses disposées dans des vasques — une glaise de viandes ravinée par des sauces brûlantes — à portée de ton bras, cinquante centimètres en avant de ton gilet.
On a placé à ta disposition une serviette plus grande qu’un set de table, qui couvre tes jambes jusqu’aux genoux. Néanmoins, tes regards ne se détachent pas d’une petite estafilade au dos de ta main droite, bordée par des brimborions de peau déjà sèche. Ces petits copeaux exaspèrent ton appétit à un point tel que tu t’efforces de les cueillir entre deux canines sans t’assurer que la maîtresse de maison ne te fixe pas du regard.
François Rosset, Froideur, Michalon, p. 28.
Il y a peut-être plus d’autre monde dans l’amour et dans la sensibilité à l’étrangeté de la nudité humaine, dans la lecture, dans la musique, que dans la mort et devant le cadavre inconscient.
Tant de choses à te dire, Stévo ; et tant de questions à te poser. Ou plutôt une seule question : qu’est-ce qu’il y a derrière les fêtes et les deuils du monde, et derrière l’histoire, et derrière tout ce que nous voyons ?
Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 251.
Les vieillards d’autrefois étaient moins malheureux et moins isolés que ceux d’aujourd’hui : si, en demeurant sur la terre, ils avaient perdu leurs amis, peu de chose du reste avait changé autour d’eux ; étrangers à la jeunesse, ils ne l’étaient pas à la société. Maintenant, un traînard dans ce monde a non seulement vu mourir les hommes, mais il a vu mourir les idées : principes, mœurs, goûts, plaisirs, peines, sentiments, rien ne ressemble à ce qu’il a connu. Il est d’une race différente de l’espèce humaine au milieu de laquelle il achève ses jours.
François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 235.
Promenade rapide, avec Cathy, sur le chemin parallèle à la N306. Une éternité que nous n’avions pas eu un seul instant pour marcher. Il gèle. Le givre s’attache à tout ce que le soleil n’atteint pas. Le froid me cuit les oreilles. Derrière la résidence, des gens prennent congé, comme on fait, le dimanche, en fin d’après-midi, l’hiver, et qu’un vague désespoir se mêle à l’obscurité qui descend.
Pierre Bergounioux, « dimanche 22 novembre 1998 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 1012.
Je défie quiconque de trouver de l’humour à qui que ce soit très longtemps.
Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 53.
Le cobalt commence à brûler. Cou en sang. Tonne de pommade. Plus moyen d’avaler. On doit me broyer la viande. Purée. Nuits difficiles, assis, comme dans un carrosse en route vers l’autre nuit, l’autre noir. Qui sait ?
Georges Perros, « L’ardoise magique », Papiers collés (3), Gallimard, p. 319.
— Alors vous êtes un écrivain sans livre, un absent, en quelque sorte, lui a-t-elle dit en riant.
— C’est ça : un écrivain sans œuvre ; un songe ; un écrivain songé par la littérature même.
Richard Millet, La fiancée libanaise, Gallimard, p. 174.
Le vieillissement des oncles, leur lent au-revoir.
Ce lent effacement des visages glorieux, cette longue distillation du changement dans les traits.
Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 109.
Je plains beaucoup les gens qui n’ont pas fainéanté jusqu’à vingt-cinq ans, au moins périodiquement, car je suis convaincu qu’on n’emporte pas l’argent gagné dans la tombe, le temps gaspillé, si.
Franz Kafka, « lettre à Hedwig Weiler (novembre 1907) », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 607.