fixations

On se découvre alors des fixations farouches. Des choses ridicules — mes lunettes de lecture, un mouchoir, un certain instrument pour écrire — polarisèrent ma possessivité démente. Égarer provisoirement l’un d’eux me remplissait d’un désarroi frénétique, chacun de ces objets étant le rappel tactile d’un monde voué à bientôt s’effacer.

William Styron, Face aux ténèbres. Chronique d’une folie, Gallimard, p. 91.

Guillaume Colnot, 15 mai 2002
sincérité

Ce que j’ai fait de bien pire encore, dans ces années-là, c’est d’appeler fils de pute un camarade de classe dont la mère était notoirement entretenue. Par la suite, et chaque fois qu’il était à proximité, je traitais quiconque se trouvait là de fils de pute, pour le convaincre que ces mots n’avaient dans ma bouche aucune signification. On voit par ce récit ce qu’a de vain toute sincérité.

Renaud Camus, « lundi 28 avril 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 96.

David Farreny, 30 juil. 2005
hiver

Recensement ininterrompu

reprenons

le toit l’arbre

le ciel le toit

l’arbre le ciel

tous mes possibles

rentrez vite

la vie vous mangerait

j’attends la neige

qui prouve le miracle

mais l’été est bref

comme un coït

et l’hiver ne chatoie

que dans un très vieux

livre imprimé

chez Mame

Jean-Pierre Georges, Passez nuages, Multiples, p. 25.

David Farreny, 20 août 2006
insoulevable

Je ne crois guère aux beautés qui peu à peu se révèlent, pour peu qu’on les invente ; seules m’emportent les apparitions. Celle-ci me mit à l’instant d’abominables pensées dans le sang. C’est peu dire que c’était un beau morceau. Elle était grande et blanche, c’était du lait. C’était large et riche comme Là-Haut les houris, vaste mais étranglé, avec une taille serrée ; si les bêtes ont un regard qui ne dément pas leur corps, c’était une bête ; si les reines ont une façon à elles de porter sur la colonne d’un cou une tête pleine mais pure, clémente mais fatale, c’était la reine. Ce visage royal était nu comme un ventre : là-dedans les yeux très clairs qu’on miraculeusement des brunes à peau blanche, cette blondeur secrète sous le poil corbeau, cette énigme que rien, si d’aventure vous possédez ces femmes, ni les robes soulevées, ni les cris, ne dénoue. Elle avait entre trente et quarante ans. Tout en elle était connaissance du plaisir, celui sans doute qu’on entend d’habitude, mais celui aussi qu’elle dispensait à tous, à elle-même, à rien quand elle était seule et ne se voyait plus, seulement en posant là le gras de ses doigts, en tournant un peu la tête et alors les sequins d’or qu’elle avait aux oreilles touchaient sa joue, en vous regardant ou en regardant ailleurs, et ce plaisir était vif comme une plaie ; elle savait cela ; elle portait cela avec vaillance, avec passion. Allons, on ne peut en parler : non, ça n’est pas né de l’argile : c’est comme le battement furieux de milliers d’ailes en tempête et il n’y a pas pourtant de matière plus comble, plus lourde, plus enferrée dans son poids. Le poids de ce mi-corps somme toute gracile en dépit de l’évasement des seins était considérable. Des paquets de cigarettes bien rangés derrière elle l’auréolaient. Je ne voyais pas sa jupe ; c’était pourtant là derrière le comptoir, démesuré, insoulevable. La pluie brusque dehors fouettait les vitres : je l’entendais crépiter sur cette chair intacte.

Pierre Michon, La Grande Beune, Verdier.

Cécile Carret, 21 fév. 2009
tonnelles

De qui la Grande Muraille devait-elle protéger ? Des peuples du Nord. Je suis originaire du sud-est de la Chine. Aucun peuple du Nord ne peut là-bas nous menacer. Nous lisons des récits à leur sujet dans les livres des Anciens, les cruautés qu’ils commettent conformément à leur nature nous arrachent des soupirs à l’abri de nos paisibles tonnelles. Sur les images fidèles de nos artistes nous voyons ces visages de maudits, ces bouches grandes ouvertes, ces mâchoires armées de crocs pointus et dressés, ces yeux à demi fermés qui paraissent déjà loucher vers la proie que leurs dents vont déchirer et broyer. Quand les enfants ne sont pas sages, nous leur faisons voir ces images et ils se réfugient en pleurant sur notre poitrine. Mais nous n’en savons pas plus long sur ces peuples du Nord. Nous ne les avons pas vus et, si nous restons dans notre village, nous ne les verrons jamais, même s’ils foncent droit vers nous sur leurs chevaux farouches — le pays est trop grand, il ne les laissera pas parvenir jusqu’à nous, ils iront se perdre dans les airs.

Franz Kafka, « Lors de la construction de la muraille de Chine », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 480.

David Farreny, 16 déc. 2011
figuratif

Sur les dépliants d’époque, on voit bien la piscine construite sur le toit et dont le fond transparent permettait aux clients du centre commercial de voir les baigneurs […].

Par en dessous, elle a regardé la piscine de Cap 3000, ce miracle figuratif qui avait fasciné les visiteurs à l’inauguration du centre commercial, elle a regardé les corps d’enfants plongeant avec une gaieté amortie, elle a regardé les nageurs posés là-haut à la surface, elle les voyait sortir de l’eau, se hissant en raccourci sur l’échelle, le corps tronqué puis vaporisé dans l’air et la lumière, elle en voyait d’autres qui s’élançaient avec véhémence ou résignation comme des spectres effervescents et qui fondaient, fuligineux, dans la noirceur de l’eau, et elle a croisé le regard d’une femme qui nageait lentement au fond, là, si près d’elle, glissant et tâtonnant, scrutant par les hublots immenses comme si elle jetait un œil outre-tombe, regardant, cherchant ce qui était perdu, puis remontant, et revenant, souriant, remontant, fuyant très vite, et revenant.

Nathalie Léger, Supplément à la vie de Barbara Loden, P.O.L., p. 42, 150.

Cécile Carret, 17 mars 2012
souvenir

C’est un peu comme si, la mort nous attendant dans l’escalier, il fallait vite trouver ce qui va constituer un souvenir de la vie dans l’éternité de la planche.

Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 20.

David Farreny, 24 mars 2012
momifier

L’expression est d’Albert Cohen, qui, dans Belle du Seigneur, pousse jusqu’à son terme la logique d’un amour « chimiquement pur ». Ses héros, Ariane et Solal, connaissent le même destin que des rêveurs qui voudraient ne faire que rêver. Après s’être enfuis ensemble, croyant prolonger l’éblouissement des débuts, ils se vouent à un tête-à-tête perpétuel. Ils ne parviennent qu’à momifier leur passion, en une lente descente aux enfers. Enfermés dans leur chambre d’hôtel, ils ne sont plus que des amants, jour et nuit ; ils renoncent à toutes leurs autres dimensions. Confite en clichés romantiques à la manière d’une Bovary des années trente – les points communs entre les deux héroïnes sont nombreux –, Ariane, qui a d’abord cru que c’était la vie dont elle rêvait, se met vite à étouffer, mais refuse de se l’avouer. Solal, au contraire, suit lucidement la progression de l’« avitaminose » ou du « scorbut » qui ronge leur amour. Il en constate les dégâts sur elle, sa « folle et géniale » d’autrefois : « Cette vie en vase clos l’abêtissait. » Dans le « noble marais » où ils dépérissent, à l’écart du flot de la vie, il envie désespérément ceux du dehors : « Oh, être un facteur et lui raconter sa tournée ! Oh, être un gendarme et lui raconter un passage à tabac ! » On assiste alors à de troublantes interférences entre les registres de l’intimité et de la sociabilité. Une nuit, du simple fait qu’elle a été invitée à une partie de tennis pour le lendemain par une autre pensionnaire de l’hôtel, Ariane redevient dans les bras de Solal aussi passionnée qu’au début de leur histoire. Et lui, un après-midi, en la rejoignant dans la chambre où elle l’attend (« entrée du paon, se dit-il »), en vient à penser : « Allons, au travail. » Chassé par la porte, l’animus est revenu par la fenêtre.

Mona Chollet, La tyrannie de la réalité, Calmann-Lévy, p. 40.

Cécile Carret, 1er mai 2012
oblige

Tendance à la lecture en diagonale. Donc, qu’est-ce qu’un grand écrivain ? Quelqu’un qui m’oblige à lire ligne à ligne et mot à mot. C’est rare.

Philippe Muray, « 20 septembre 1990 », Ultima necat (III), Les Belles Lettres, p. 379.

David Farreny, 29 fév. 2024
ajourne

Ajourne toute chose. On ne doit jamais faire aujourd’hui ce qu’on peut aussi bien négliger de faire demain.

Fernando Pessoa, « 147. De l'art de bien rêver », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024

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