L’idée, qu’on rencontre aujourd’hui souvent, que la culture digère tout, s’approprie les productions subversives qu’elle ainsi désamorce et qui deviennent après cela un nouveau chaînon d’elle, cette idée est fausse.
Jean Dubuffet, Asphyxiante culture, Minuit, p. 23.
Je comprends parfaitement les femmes qui font de la broderie par chagrin, et celles qui font du crochet parce que la vie existe.
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois, p. 31.
On ne peut jamais aller chez personne. Aussi ne peut-on aimer que la montagne, la mer et la musique.
Emil Cioran, « Personne n’existe », Solitude et destin, Gallimard, p. 409.
Même si tu as eu la sottise de te montrer, sois tranquille, ils ne te voient pas.
Henri Michaux, « Poteaux d’angle », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1056.
Chaque fois que cela ne va pas et que j’ai pitié de mon cerveau, je suis emporté par une irrésistible envie de proclamer. C’est alors que je devine de quels piètres abîmes surgissent réformateurs, prophètes et sauveurs.
Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, Gallimard, p. 16.
Oui, il est toujours là. Tant pis ; accommodons-nous de sa présence et tâchons de le rendre de plus en plus subtil (il a déjà maigri de moitié depuis que je le taquine). Éducation de l’orgueil, quel programme ! Cela consisterait à lui donner carrière, à le satisfaire, à le pousser toujours plus avant jusqu’au point où il devient l’humilité et l’intelligence totale. Quand j’aurai le temps, j’essaierai.
Valery Larbaud, « Journal intime de A.O. Barnabooth », Œuvres, Gallimard, p. 119.
Insignifiante, la scène lutte cependant avec l’insignifiance. Tout partenaire d’une scène rêve d’avoir le dernier mot. Parler en dernier, « conclure », c’est donner un destin à tout ce qui s’est dit, c’est maîtriser, posséder, disperser, assener le sens ; dans l’espace de la parole, celui qui vient en dernier occupe une place souveraine, tenue, selon un privilège réglé, par les professeurs, les présidents, les juges, les confesseurs : tout combat de langage (maché des anciens Sophistes, disputatio des Scolastiques) vise à la possession de cette place ; par le dernier mot, je vais désorganiser, « liquider » l’adversaire, lui infliger une blessure (narcissique) mortelle, je vais l’acculer au silence, le châtrer de toute parole. La scène se déroule en vue de ce triomphe : il ne s’agit nullement que chaque réplique concoure à la victoire d’une vérité et construise peu à peu cette vérité, mais seulement que la dernière réplique soit la bonne : c’est le dernier coup de dés qui compte.
Roland Barthes, « Scène », Fragments d’un discours amoureux, Seuil, p. 247.
Il leur fallut deux jours pour franchir cette zone érodée recouverte de cendre. La route plus loin longeait la crête d’une arête d’où les bois nus plongeaient de chaque côté dans le vide. Il neige, dit le petit. Il regardait le ciel. Un seul flocon gris qui descendait, lentement tamisé. Il le saisit dans sa main et le regarda expirer là, comme la dernière hostie de la chrétienté.
Cormac McCarthy, La route, L’Olivier, p. 30.
Si la poésie n’était pas aussi exigeante vis-à-vis de son lecteur, le genre serait sans doute aussi « à la mode » que le roman ou la chanson. La poésie, même simple d’accès, citons Prévert, Sacré, Follain, Maulpoix, Rouzeau… demande un effort, un certain engagement de soi. Elle n’est pas divertissement, elle ramène par des pentes diverses au cratère d’être là. La poésie dit : qui veut aller là ? Et commencent les évitements polis et les bonnes excuses pour ne pas. Si la poésie n’est pas une machine de guerre, elle est un formidable accélérateur de conscience. Qu’est-ce que cela veut dire d’être là, maintenant, exister ? Et le poème ne répond pas à cette question, il l’acidifie.
Antoine Émaz, Cuisine, publie.net, p. 177.
Au milieu de l’immense rose
Que revêt pour mourir l’automne venaissin.
Gilbert Lely, « Ma civilisation », Poésies complètes (1), Mercure de France, p. 77.
Une dernière question : Georges Lukács n’a-t-il jamais, au grand jamais, envisagé que, quand la justice sociale sera enfin établie, quand chacun travaillera dans la dignité sans plus être exploité, sera pourvu selon ses besoins, etc., alors, comme l’écrit une adepte de Schopenhauer, Janine Worms, « tout écran aboli devant la catastrophe de notre condition, les “heureux” se battront pour une place à l’asile » ?
Roland Jaccard, « Les idoles du néant », La tentation nihiliste, P.U.F., p. 90.