signe

Tu as peur quand tu penses à la mort ? Je n’ai qu’une effroyable peur de souffrir. C’est mauvais signe. Vouloir la mort sans la souffrance est mauvais signe.

Franz Kafka, Lettres à Milena, Gallimard, p. 246.

David Farreny, 24 mars 2002
régurgité

Quant aux kangourous, puisqu’il est inconcevable de parler de l’Australie sans évoquer les kangourous, « on en tirait, pour les manger, jusque dans le camp ».

Ayant bu de la bière, tué des marsupiaux, mangé de la poussière et sympathisé avec les Aborigènes, Gérard est définitivement régurgité par l’Australie au bout de deux ou trois mois de dissensions conjugales et de vaines démarches.

Jean Rolin, La clôture, P.O.L., p. 185.

Guillaume Colnot, 14 avr. 2002
labeur

Mercredi matin, nous avons fait les courses au Champion de Fleurance. Et c’était un moment délicieux. Je songeais une fois de plus à cette phrase qui me reste de Paris Texas, de Wim Wenders : « Nous étions si heureux que même de faire les courses au drugstore était un plaisir. » Sans doute étais-je seul à être si heureux ; et c’était un bonheur bien tremblant, bien mal assuré sur ses bases, et même tout à fait dépourvu de fondement, ainsi que la suite allait s’empresser de le prouver. Mais se disputer en riant pour savoir si l’on prenait tel ou tel type de biscuit, c’était exactement la vraie vie, à laquelle je me trouvais rendu après des années de malentendu, et que je trouvais seule normale, naturelle, consubstantielle à mon être, le revers exact de cette solitude et de cette tristesse à crever qui m’avaient vu si souvent pousser mon ridicule chariot le long des mêmes allées de supermarché, loin de toute raison d’exister et tout occupé au seul fastidieux labeur de durer. C’est à cela que me voici brutalement restitué. Je n’en éprouve que de l’horreur.

Renaud Camus, « dimanche 14 février 1999 », Retour à Canossa. Journal 1999, Fayard, pp. 129-130.

David Farreny, 14 mars 2004
bourgeois

Le quotidien fait le bourgeois. Il se fait partout ; toutefois le quotidien de l’un peut désorienter jusqu’à la mort l’homme de l’autre quotidien, c’est-à-dire l’étranger, ce quotidien fût-il le plus banal, le plus gris, le plus monotone pour l’indigène.

Dans le quotidien de ce pays, il y a l’issang. Vous passez dans l’herbe humide. Ça vous démange bientôt. Ils sont déjà vingt à vos pieds, visibles difficilement, sauf à la loupe, petits points rouges mais plus roses que le sang.

Trois semaines après, vous n’êtes plus qu’une plaie jusqu’au genou, avec une vingtaine d’entonnoirs d’un centimètre et demi et purulents.

Vous vous désespérez, vous jurez, vous vous infectez, vous réclamez du tigre, du puma, mais on ne vous donne que du quotidien.

Henri Michaux, « Ecuador », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 228.

David Farreny, 3 mars 2008
justesse

Le bonheur actuel n’adoucit pas du tout la tristesse rétrospective de ces longues années-là, années d’extrême solitude. Au contraire il la fait paraître plus sombre, plus tragique, plus vaste. C’étaient des années tout à fait sans butoir. Rentrant chez moi je ne rentrais vers rien, alors. Je rentrais vers l’attente de la mort. Mais la mort elle-même n’était pas un butoir. Je suivais la même route en pente entre les bois ; j’apercevais tout un pays en contrebas, ou plutôt je n’en distinguais que les lumières éparses, deux ou trois petites villes, des fermes isolées, les lampadaires brillants de l’affreux dépôt Intermarché ; je savais que dans toute cette ombre et parmi ces lumières il y avait ma maison, mais ma maison n’arrêtait rien, elle n’arrêtait pas ma descente, ma mort même n’interrompait rien, sans doute parce que ma vie elle-même n’était rien. Je comprenais à merveille le mot au-delà, peut-être parce qu’il n’était l’au-delà de rien. J’entrevoyais de mornes années, mais pas beaucoup plus mornes, au fond, que le néant. Je rentrais chez moi, chez moi c’était la mort, je ne m’y arrêtais pas, j’allais directement au-delà, me perdre dans cette ombre à l’infini où je me trouvais déjà et que je voyais s’étendre de toute part derrière Plieux invisible, à perte de vue, à perte d’obscurité.

Si, ce qu’à Dieu ne plaise, je me retrouvais dans une situation pareille, il me semble que je ne ferais plus rien pour lui échapper ; qu’au contraire je m’efforcerais de la creuser, de l’habiter plus avant, plus profond ; de l’explorer en la sachant inexplorable. C’est du moins ce que je crois qu’il faudrait faire, même si je ne suis pas sûr que j’en aurais la force. Sa beauté, sa grandeur, sa majesté, sa justesse même, la lucidité qui y est attachée, m’apparaissaient clairement l’autre nuit. Je donnerais n’importe quoi pour n’y être pas confronté à nouveau ; mais s’il se trouvait par malheur que je le fusse, je ne me débattrais pas, je ne tâcherais pas d’échapper à mon sort, j’essaierais de me confondre avec lui.

Renaud Camus, « mardi 1er mars 2005 », Le royaume de Sobrarbe. Journal 2005, Fayard, pp. 132-133.

David Farreny, 15 janv. 2009
blatéra

Un cyclone atypique.

C’était difficile à expliquer sans utiliser de termes.

Un cyclone, disons.

Ce qu’on avait pu observer, c’était des sortes de prémices.

À côté, le cyclone aurait une puissance, comment donner un ordre d’idée ?

Olaf le savait, on n’était pas dans une zone à cyclone. Bien. Mais là.

Bref, un cyclone.

Maintenant, dans combien de jours ? Combien de semaines ?

Un cyclone se déplace à la vitesse de.

Le plus souvent, du moins, parce que celui-ci.

La météo sur les dents, suivre ça sur les écrans, calculer la trajectoire.

Ne rien dire tant qu’on n’est pas sûr. Rien n’est prévu pour les cyclones sous nos latitudes.

Il se leva, tourna dans le peu d’espace libre, mains dans les poches, sourire. Il va falloir arrimer, prévint-il. Tout arrimer, nous avons vécu trop longtemps dans l’idée que l’air était calme. L’air n’est pas calme. Nous autres, météorologues, nous avons cette connaissance du désordre de l’air. Les nuages sont loin, n’est-ce pas, les nuages ne sont pas là, le soleil non plus, la lune non plus. Et pourtant, quelquefois.

Il sourit avec admiration.

Quelquefois, cyclone.

Il attrapa un éléphanteau luisant. J’ai déjà vu un ou deux cyclones, dans ma vie, à l’époque où je voyageais. Mon père aussi voyageait beaucoup. Ce petit objet vient de là-bas, et cet autre, et toute cette collection sur l’étagère. Mes parents nous ont fait beaucoup de cadeaux. Ils rentraient de voyage, ils ouvraient le coffre, ils disaient devinez ce qu’on rapporte. Et hop, hop, les cadeaux. Ça finit par s’entasser.

Il blatéra de rire.

La gueule, hoqueta-t-il, la gueule de mon chef quand je suis entré dans son bureau en disant cyclone. Mon chef est à trois mois de la retraite. J’entre dans le bureau, je sors le schéma, je lui mets ça sous le nez, je dis cyclone. La gueule ! La gueule !

Luc Blanvillain, Olaf chez les Langre, Quespire, p. 96.

Cécile Carret, 27 août 2009
capable

Le bonheur, c’est le style. Ou bien « le style c’est le bonheur », je ne sais plus, peu importe. De toute façon, il ne s’agit jamais que de to coin a phrase, la frapper. Je ne prétends pas qu’elle soit tout à fait vraie, mais souhaiterais seulement qu’elle solennisât un peu, au prix d’un léger abus de sens ou d’une visible approximation, toujours nécessaire à l’affûtage de formules, une vérité sans doute imparfaite, mais agissante, vérifiable : que le style, s’il n’est pas absolument suffisant à assurer le bonheur, y contribue puissamment, toutefois, ou, pour dire encore moins, qu’il atténue les coups du malheur en les transmuant en tragédie, dans l’acception pleinement cathartique du terme ; que de la mélancolie il sait faire de la poésie, et tirer du plaisir, avec de la joie, tout un art. Distance, rime, imperceptible recul, accentuation, mise en forme, en place, en abyme, en lumière, ironie détachée mais critique à l’égard des oripeaux du prétendu « naturel », il est seul capable de faire des heures une journée, de la nourriture un repas, d’une discussion un échange, d’un cliché une photographie, d’un geste un souvenir, du temps qui passe un peu de temps qui reste.

Renaud Camus, « samedi 24 octobre 1987 », Vigiles. Journal 1987, P.O.L., pp. 392-393.

David Farreny, 16 nov. 2010
disparaître

Cette manière de saluer en s’inclinant en avant aussi bas que possible était enseignée aux petits garçons dès l’âge de trois ans. Elle marquait de façon presque irréversible les différences hiérarchiques sur lesquelles était pour une large part construite, non seulement socialement, mais jusqu’au sein des mentalités, l’Allemagne de la fin du XIXe siècle. Ce salut, le plus jeune le devait au plus âgé et le subordonné à son « supérieur ». Les petites filles, elles, exécutaient leur Knicks dans les mêmes conditions, elles fléchissaient genoux et chevilles, pour disparaître verticalement et réapparaître ensuite. Cette marque de respect s’est conservée jusqu’en 1968. Ce n’est que depuis cette date qu’on ne voit plus les enfants et les jeunes gens disparaître sous leur propre bras.

Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 45.

Cécile Carret, 10 juil. 2011
divisant

Quand nous arrivâmes au sommet de l’Egger-Berg, le soleil se couchait dans une vapeur grisâtre et légère. Les montagnes du fond étaient sombres, l’aspect du pays calme, la mer immobile. Cette grande étendue était muette, aucun mouvement dans le port, on voyait seulement une petite barque rentrer à l’approche de la nuit.

Ce point de vue est un des plus beaux de l’univers.

Regardez-vous du côté de la mer ? les formes arrondies de la plage, la mollesse des contours, les longs promontoires, doucement abaissés, permettraient de penser à Naples, si un autre soleil les éclairait. Il faut avouer que c’est une chose étrange et belle à voir, que le golfe de Baia baignant les montagnes du canton d’Uri.

En général, on se plaint de n’avoir pas une idée vraie de l’immensité de la mer, parce que rien n’offre à l’œil un point de comparaison pour mesurer son étendue ; mais ici cette foule d’accidents que produisent les anfractuosités du golfe, les pointes, les langues de terre, les récifs dont il est semé, rendent l’immensité sensible et l’agrandissent en la divisant.

Jean-Jacques Ampère, Littératures et voyages. Esquisses du Nord, Didier.

David Farreny, 21 avr. 2013
optimiste

On peut éprouver de la sympathie pour un optimiste, bavarder avec lui, échanger quelques banalités, quant à avoir une discussion c’est une autre histoire.

Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours, Le Bruit du temps, p. 33.

David Farreny, 8 oct. 2014
compagnie

Jour après jour, week-end après week-end, j’enviais secrètement l’aptitude de mes amis à s’amuser ensemble et les méprisais pour ne pas envier mon inaptitude à m’amuser avec eux. Je m’en voulais surtout de mon impuissance à planter là leur ennuyeuse compagnie, effrayé encore et toujours de penser qu’ayant été de trop, je ne manquerais à personne. Mais je sentais venir la rupture.

Frédéric Schiffter, « Je chute, donc je pense », Pensées d'un philosophe sous Prozac, Milan.

David Farreny, 12 mai 2024

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