littérature

J’appelle littérature une suspension de la lecture, le déboulé des mots d’entre les mots, du silence à la fente des syllabes, de la bibliothèque entre les lignes. Sous le trompeur abri du nom, voici le masque de personne. Toute métaphore est pléonasme, en ce sens, puisqu’il n’est de phrase réussie qui ne nous transporte vers d’autres phrases, qui ne s’ouvre sous le poids de notre regard, ne cède sous le pas de notre attention, même flottante, pour nous charrier dans l’air vers tout ce qu’elle n’est pas.

Renaud Camus, Onze sites mineurs pour des promenades d’arrière-saison en Lomagne, P.O.L., pp. 17-18.

David Farreny, 22 mars 2002
donc

On a toujours remarqué que ce qu’il y avait de plus merveilleux dans l’homme était l’enthousiasme, mais que, hélas, on s’y cassait promptement les os, ou bien l’on cassait les os des autres.

Les Goulares ont essayé de dissocier les deux. L’enthousiasme et son objet. Donc, pas d’objet.

Ils s’excitent à s’exciter.

On en voit, solitaires sur un roc, ou en troupes sur les places, dans la transe. Envahis par des fièvres de loup.

Henri Michaux, « En marge d’Ailleurs », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 136.

David Farreny, 13 avr. 2002
attendant

Mais Crab ne trouve pas à s’employer. On lui préfère à chaque fois un autre candidat, plus motivé. Et Crab rejoint ses compagnons, car il n’est pas le seul volontaire rabroué et il a fini par lier connaissance avec tous ces hommes en réserve de la vie — ces êtres qui palpitent dans un infinitif pétrifié —, qui un jour peut-être seront appelés, mais ne savent plus quoi lire en attendant.

Comment occuper ce corps sans rôle qui fonctionne inutilement, que faire de cette tête qui tourne à vide ? Il faudrait procurer un travail au premier, des distractions à la seconde. C’est ainsi que Crab passe le plus clair de son temps à se donner des gifles.

Éric Chevillard, La nébuleuse du crabe, Minuit, p. 63.

David Farreny, 2 sept. 2002
toujours

Quelque défiance que nous ayons de la sincérité de ceux qui nous parlent, nous croyons toujours qu’ils nous disent plus vrai qu’aux autres.

François de la Rochefoucauld, Maximes, Flammarion, p. 77.

David Farreny, 22 oct. 2004
clos

Il traduit aussi le Monde, celui qui voulait s’en échapper. Qui pourrait échapper ? Le vase est clos.

Henri Michaux, « Ailleurs », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 3.

David Farreny, 2 avr. 2007
raccompagne

On ne naît jamais seul. Des mains sont là pour vous recueillir. On ne naît pas de personne. Or, on peut mourir sans personne. Quelle que soit la parenté métaphysique entre la mort et la naissance, c’est une différence majeure. Vous êtes attendu, mais on vous raccompagne rarement.

Jean Clair, « Dieu est mort », Journal atrabilaire, Gallimard, p. 218.

David Farreny, 21 mars 2011
tenant

Les sentiments et impressions les plus contradictoires se superposent et se mélangent en nous de façon littéralement indescriptible à n’importe quel moment donné, de sorte que sont bien rares les états d’enthousiasmes parfaits, de mélancolie rigoureuse, de fureur sans scrupule et même d’amour sans restriction. Les humeurs d’un seul tenant sont une invention des romans, nées de notre incapacité à observer, de notre paresse à décrire, du désir du lecteur, aussi, de rencontrer des situations claires, des idées simples, des opinions tranchées, des phrases qui disent ce qu’elles veulent dire, afin qu’on en finisse et que l’on puisse se faire, des auteurs, des livres et de chacun de leurs chapitres, une image précise, utile à la mémoire comme à la conversation. […] Il faudrait inventer une littérature qui se libère de cette contrainte-là, qui sache pétrir la simultanéité, la contradiction, la vérité de la vérité. Mais ce soir je ne puis.

Renaud Camus, « dimanche 15 mai 1988 », Aguets. Journal 1988, P.O.L., pp. 171-172.

David Farreny, 21 août 2011
estafette

Esti, à onze heures du matin, dormait encore à poings fermés sur le divan où ses logeurs avaient coutume de faire son lit.

Quelqu’un le toucha. Il ouvrit les yeux.

Du monde qu’il avait perdu dans son sommeil, tout d’abord il n’aperçut que la silhouette maussade qui était assise au bord de son divan.

— Je t’ai réveillé ?

— Pas du tout.

— J’ai écrit un poème, dit Sàrkàny, telle une estafette excitée arrivant d’une autre planète. Tu veux l’entendre ?

Mais il n’attendit pas la réponse, il lisait déjà, à toute vitesse :

« La lune, elle s’évanouit, dame aérienne,

Elle embrasse la sauvage nuit nègre,

Elle a bu du champagne… »

— C’est beau, murmura Esti.

Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 87.

Cécile Carret, 28 août 2012
jour

Le bleu tournoya longtemps

au-dessus des pins sylvestres

le vent négligemment

l’effaça

Les ronciers décochaient des obus siffleurs

qui n’explosaient pas

l’étang brassait

une joaillerie suspecte

Je flattai ce grand chêne

séculaire

je n’évitai aucune ornière

je bêtifiai avec les moutons

je vieillis d’un jour.

Jean-Pierre Georges, Où être bien, Le Dé bleu, p. 44.

David Farreny, 1er mai 2015

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