intérieur

Toute relation, tout commerce, crée un tiers, un lieu, dans l’espace clos duquel s’établissent, s’organisent, se jouent, les rapports. Deux hommes qui parlent ne devraient pas se regarder, mais obliquement, observer le point de jonction que leurs propos, leurs échanges, leur silence, provoquent. En amour, le lieu est à l’intérieur. Les deux corps pensants recherchent l’union dans un rapprochement, une pénétration l’un dans l’autre, de plus en plus aigus. La femme s’offre pour que l’homme trouve. Le phallus est comme une pioche, une vrille, un chercheur qui doit, devrait trouver son point de saturation. Le « trou » féminin donne d’ailleurs l’impression d’être travaillé en spirale, comme une vis, et en fait, l’homme ne devrait pouvoir pénétrer qu’en tournant sur lui-même, comme les suppliciés de la roue.

Georges Perros, Papiers collés (1), Gallimard, p. 139.

David Farreny, 22 mars 2002
reposer

Il faut choisir : se reposer ou être libre.

Thucydide.

David Farreny, 23 mars 2002
Kadnir

Je passai quatre mois à Kadnir. À peine si j’en garde un souvenir précis, seule l’impression que vraiment j’y étais bien, que c’était là mon bonheur. Sans haut, ni bas, le bonheur.

C’était à Kadnir.

Henri Michaux, « Voyage en Grande Garabagne », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 36.

David Farreny, 14 avr. 2002
culbutée

« Donc cette Déjanire… », et Georges : « Virginie », et Blum : « Quoi ? », et Georges « S’appelait Virginie ». Et Blum : « Beau nom pour une putain. Donc cette virginale Virginie haletante et nue, ou plus que nue, c’est-à-dire vêtue — ou plutôt dévêtue — d’une de ces chemises qui n’ont sans doute été inventées que pour permettre aux mains emprisonnées de glisser par-dessous sur la liquide tiédeur du ventre, se retrousser, remonter jusqu’aux seins, s’accumulant en replis, une soyeuse écume, au-dessus des hanches de façon à dénuder, présenter — comme ces étalages de boutiques de luxe où les objets précieux, délicats et fantastiquement chers sont exposés dans un bouillonnement de satin — cette bouche cachée, secrète — : femme non pas simplement étendue mais renversée, culbutée, dans le sens précis, mécanique du terme, c’est-à-dire comme si son corps avait effectué une demi-rotation à partir de cette attitude ancestrale dans laquelle elle s’accroupit pour satisfaire ses besoins — parce qu’elle ne dispose que d’une position pour les satisfaire tous, celle-ci : les jambes repliées, les cuisses pressées contre les flancs, les genoux venant toucher les ombreuses aisselles — mais maintenant comme si le sol avait basculé, l’envoyant à la renverse, telle quelle, sur le dos, présentant maintenant non pas à la terre mais vers le ciel comme dans l’attente d’une de ces fécondations légendaires, de quelque teintante pluie d’or, ses fesses jumelles, cette nacre, ce buisson, cette éternelle blessure ruisselant déjà avant d’être forcée et si impudiquement offerte qu’elle semble attendre un acte d’une précision et d’une nudité sinon chirurgicale comme le suggère l’idée de quelque chose qui perce, pénètre, s’enfonce en crissant dans l’étroite chair, du moins presque médical en ce sens qu’il (l’acte en soi, physique, dénudé, débarrassé de son aspect passionnel) relève évidemment du domaine physiologique : d’où l’abondance, la variété de cette imagerie équivoque où le clystère sert de prétexte à d’innombrables variations sur le thème de l’introduction d’un objet non seulement dur mais capable de répandre, projeter avec violence hors de lui et comme un prolongement liquide de lui-même cette impétueuse laitance, ce jaillissement, ce… »

Et Georges : « Mais non !… »

Claude Simon, La route des Flandres, Minuit, p. 179.

Guillaume Colnot, 11 août 2005
mûr

Bien que je ne voie pas encore le terme de ma vie, un sentiment secret m’assure pourtant que mon heure est proche. Je suis mûr pour la mort, et il me paraît trop absurde, alors que je suis mort spirituellement, et que la fable de l’existence est achevée pour moi, de devoir durer encore quarante ou cinquante ans, comme m’en menace la nature. Cette seule idée me fait frémir. Mais, comme il en est de tous ces maux qui dépassent l’imagination, cette perspective me semble un songe et une illusion qui ne se vérifieront jamais.

Giacomo Leopardi, « Dialogue de Tristan et d’un ami », Petites œuvres morales, Allia, p. 241.

David Farreny, 9 nov. 2005
habitudes

Telles sont les aventures sur place de celui qui les voit venir, avant qu’elles ne se produisent, la nature étant lente comme on le sait, si lente, si engoncée dans ses habitudes qu’on croirait presque à des lois.

Henri Michaux, « En marge d’En rêvant à des peintures énigmatiques », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 719.

David Farreny, 15 juin 2006
universel

De tous les bords, tous les journaux (il en est dans toutes les langues et tous les formats) l’annoncent d’un même cœur au monde : l’amour universel, les voies ferrées, le commerce, la vapeur, l’imprimerie, le choléra, embrasseront ensemble tous les pays et les climats. Nul ne s’étonnera si le pin ou le chêne suent le lait ou le miel, ou même se mettent à danser la valse ! Tant la puissance des alambics et des cornues et des machines concurrentes du ciel a crû jusqu’ici et se développera dans l’avenir, puisque, de jour en jour, plus haut s’élève et toujours plus s’élèvera la semence de Sem, de Cham et de Japhet.

Certes, la terre ne se nourrira pas pour autant de glands, si la faim ne l’y force ; elle ne déposera pas le dur soc ; souvent elle méprisera l’or et l’argent pour se contenter de billets. La généreuse race ne se privera pas non plus du sang bien-aimé de ses frères — et même elle couvrira de cadavres l’Europe et l’autre rive de l’Atlantique, jeune mère d’une pure civilisation, chaque fois qu’une fatale raison de poivre, de cannelle, de canne à sucre ou de quelque autre épice, ou toute autre raison qui tourne à l’or, poussera dans des camps contraires la fraternelle engeance. Sous tout régime, la vraie valeur, la modestie et la foi, l’amour de la justice seront toujours étrangers, exclus des relations civiles, et sans cesse malheureux, accablés et vaincus, car la nature a voulu qu’ils restassent cachés. […]

Heureux ceux qu’à l’heure où j’écris la sage-femme reçoit vagissants dans ses bras ! Eux qui verront ces jours soupirés, quand, par de longues études, et dès le lait de la chère nourrice, tout enfant apprendra le poids de sel, de viande et de farine que son village natal engloutit chaque mois, le nombre de naissances et de morts qu’enregistre tous les ans le vieux curé — quand, par la puissance de la vapeur, imprimés par millions en un instant, comme une bande de grues dans le ciel qui soudain dérobe le jour aux vastes campagnes, les journaux couvriront les plaines et les monts et, je l’imagine, les immenses étendues de la mer : les journaux, âme et vie de l’univers et source unique de savoir pour ce siècle et les temps à venir.

Giacomo Leopardi, « Palinodie au marquis Gino Capponi », Chants, Flammarion, pp. 225-229.

David Farreny, 10 juin 2009
vacance

Je devrais détester le pavillon de Croisset, je ne puis. Il dresse le maigre vestige qu’il est au milieu des silos, des minoteries, des grues, des rails, des voies express des faubourgs portuaires de Rouen, en aval sur la Seine. Il faut avouer que ce paysage de catastrophe a une certaine beauté. Est-ce le cinéma qui nous a appris à l’aimer ? Ou bien les fleuves ont-ils toujours quelque chose pour nous plaire, quoi qu’il puisse leur arriver ? Tous ces grands édifices qu’on voit là donnent aussi le sentiment qu’ils ont un peu dépassé, eux aussi, leur âge de plus grande efficacité. Il n’est pas impossible même qu’ils aient déjà rejoint, comme la maison de Flaubert effacée, le camp des vaincus, des oubliés par le temps, des vestiges, des traces, des simples emplacements. D’eux aussi la vie se retire : la force, la puissance, l’agressivité, la barbarie. Ils sont en train d’aborder à ce site de toutes les indulgences, des tendresses et des émois lyriques : la vacance.

Renaud Camus, « Pavillon de Croisset, Canteleu, Seine-Maritime. Gustave Flaubert », Demeures de l’esprit. France II. Nord-Ouest, Fayard, pp. 436-437.

David Farreny, 26 fév. 2010
enclos

Ce jour-là, dit-il, ne fut pas un jour très différent des autres jours. Depuis quelque temps, Ophélie avait découvert que son cœur l’avait quittée. Elle s’en était aperçue certaine nuit où, cherchant à s’endormir et ne pouvant trouver le sommeil, elle avait glissé sa main sous ses seins et avaient senti, en ces doux parages de chair, la place d’un grand vide où plus rien ne battait. Le précipité d’un désert. Un enclos d’absence, d’immobilité, de nullité d’être… Elle serrait sa main contre sa poitrine — et sa poitrine ne répondait pas. Elle fixait son écoute sur le point précis où, d’ordinaire, le martèlement du cœur se laissait entendre — mais aucune pulsation ne lui parvenait ni même une rumeur. Avec angoisse elle pressait ses mains sur ses côtés et les laissait ensuite doucement se détendre, absolument comme on voudrait s’emparer de quelque chose d’infiniment précieux et le retenir — et l’on s’aperçoit alors dans le retrait qu’il n’y a rien, qu’il n’y a plus rien, qu’il n’y a jamais rien eu. Et l’on recommence aussitôt — le même geste de saisie et de remise — car une telle évidence est proprement insupportable.

Claude Louis-Combet, « La raison d’Ophélie », Rapt et ravissement, Deyrolle, pp. 46-47.

Élisabeth Mazeron, 26 mars 2010
narration

Je disais, par exemple : Cette nuit, j’ai de nouveau rêvé que je me promenais rue du Kanal en compagnie de Dora Fennimore. Et, après une ou deux secondes de silence, j’ajoutai : Dora Fennimore avait une robe ravissante. Et, comme quelqu’un me demandait des précisions vestimentaires, je disais : Une longue robe chinoise, fendue, bleu profond, avec des revers shocking rose. Puis je laissais les exclamations admiratives se tarir, et ensuite je disais : Il régnait dans la rue du Kanal la même ambiance que sur le décor que je vois en ce moment entre les planches. Et, comme il fallait poursuivre, comme on m’invitait à aller de l’avant dans ma narration, je disais : C’est-à-dire que l’on ne savait pas si l’atmosphère était féérique ou extrêmement sinistre. Puis : Par exemple, au-dessus de nos têtes planaient des oiseaux et des papillons immenses, mieux adaptés que nous aux nouvelles conditions sociales et climatiques. Et, comme une voix derrière moi me demandait quel aspect, plus précisément, avaient ces bêtes, je disais : Ailées, d’un gris bouleversant, taillées dans des matières organiques veloutées, avec des yeux richement noirs qui observaient l’intérieur de nos rêves. Et, après une pause, j’ajoutai : Dora Fennimore et moi, nous nous promenions sous leurs ailes sans nous préoccuper d’autre chose que de vivre.

Antoine Volodine, Des anges mineurs, Seuil, p. 206.

Cécile Carret, 3 oct. 2010
boue

Je n’ai jamais pu comprendre comment l’égalité pouvait bien être compatible avec la morale. Dès lors que c’est de morale qu’il s’agit, et d’esthétique a fortiori — or ce sont là des champs qui constituent une proportion énorme du territoire de la pensée… —, l’égalité est absolument dépourvue de pertinence. Son domaine est purement politique. Elle est une invention toute politique, un défi intellectuel à l’observation et à la nature, une élaboration conceptuelle, très respectable, à ce titre, certes, un procédé, on serait tenté de dire un truc, pour avoir la paix. En tant que telle elle est d’ailleurs assez peu efficace, et son coût ontologique, dont la facture est présentée à l’humanité avec de plus en plus d’insistance, pourrait bien être supérieur à ses avantages pratiques, stratégiques, médiatiques.

Justement, pour parer à ses déficiences et la protéger des critiques philosophiques, ou tout simplement logiques, ses défenseurs la parent d’un socle ontologique, religieux ou métaphysique : les hommes, quels que soient leurs accomplissements, leur intelligence, leur droiture, leur élévation spirituelle (et bien entendu leur beauté, leur force, leur séduction, leur puissance, leur situation dans la vie), seraient égaux fondamentalement. Mais comment ne pas voir que ce fondement procède d’une conception du monde aussi archaïque que possible, humiliante pour l’homme, répressive au dernier degré ? C’est l’homme dans son néant qui est égal, dans son inanité, dans sa mortalité, dans son appartenance au limon : l’homme couché, l’homme gisant, l’homme du premier vagissement et l’homme du râle ultime. C’est seulement devant un Créateur ou au sein d’une Création dotés sur eux de toute-puissance que les êtres se valent, comme, au sein d’une monarchie absolue et de droit divin, tout le monde est égal devant le monarque. Il n’y a pas de conception plus décourageante, ni qui rende plus vaine l’idée de prendre sur soi : vous pouvez bien écrire le quintette de Schubert ou bâtir la cour des Myrtes, résister seul au Troisième Reich ou peindre L’Aurore aux doigts de rose à Louse Point, peu importe, vous serez toujours égal, égal, égal, c’est-à-dire rien, de la cendre, de la poussière, de la même boue que Kim Jong-il ou que le Pétomane.

Renaud Camus, « dimanche 8 août 2010 », Parti pris. Journal 2010, Fayard, pp. 323-324.

David Farreny, 24 juin 2011
absence

Est-ce à cette époque qu’une coupe de cheveux unique a été instaurée dans tout le pays ? Ou plus tôt, en même temps que l’interdiction des vêtements de couleurs ? Je me souviens qu’à Kôh Tauch, les cheveux longs, même noués, avaient disparu. Symbole féminin, donc sexuel. Signe de laisser-aller. Ou volonté de se différencier. Tous les cadres Khmers rouges ont pris modèle sur Pol Pot : coupe franche derrière les oreilles. Et la coupe « oméga » pour les jeunes filles, comme l’appelaient secrètement mes sœurs : une frange ; et les cheveux sur la nuque. Mais attention : se raser la tête était très mal vu également, car on pensait aux bonzes – l’enfant que j’étais ne l’a appris que plus tard.

À nouveau, je m’interroge : quel est le régime politique dont l’influence va de la chambre à la coopérative ? Qui abolit l’école, la famille, la justice, toute l’organisation sociale antérieure ; qui réécrit l’histoire ; qui ne croit pas au savoir et à la science : qui déplace la population ; qui contraint les relations amicales et sentimentales ; qui régit tous les métiers ; forge des mots, en interdit d’autres ? Quel est le régime qui envisage une absence d’hommes plutôt que des hommes imparfaits – selon ses critères, j’entends ? Un marxisme tenu pour une science ? Une idéocratie – au sens que l’idée emporte tout ? Un « polpotisme », travaillé par la violence et la pureté ?

Rithy Panh, L’élimination, Grasset, p. 102.

Cécile Carret, 7 fév. 2012
salauds

Il y avait ce jeune aurivergiste à cheval avec sa belle blonde, descendus déjeuner sous la paillotte où se retrouvent les membres des tribus les plus illustres de Rouen. Je n’ai rien contre la réussite matérielle. Si elle a tant de succès, c’est qu’elle plaît, et j’admets très bien que d’autres trouvent leur compte dans la possession d’objets chers sans se tromper plus que moi sur le sens de la vie. Mais prenons ce cas précis : cet homme possède un cheval, et un beau. Vous déplacer à cheval est plus confortable, va plus vite et vous confère généralement une image plus valorisante que vous déplacer à pied. Avoir une belle femme à son bras, de même, est plus satisfaisant que sortir avec une laide. Peu importe, je me demande : quand il arrête de paraître et qu’il retrouve sa blonde dans l’intimité, que se disent-ils, que partagent-ils de si intéressant, de plus intéressant que la plupart des gens ? Que moi ? Leur apparence doit perdre de sa superbe. Ils échangent des propos moins brillants. La platitude les écrase jour après jour jusqu’à la nausée. Salauds. Allez crever !

Julien Péluchon, Pop et Kok, Seuil, p. 80.

Cécile Carret, 9 mars 2012
représentation

Tout ce qui était directement vécu s’est éloigné dans une représentation.

Guy Debord, « La séparation achevée », La société du spectacle, Gallimard, p. 15.

David Farreny, 18 mars 2012

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