solution

Je suis ici, sur ce lit, comme un fainéant ; non point qu’il me déplaise d’être un terrible paresseux ; mais je hais de rester longtemps comme ça, quand notre époque est la plus favorable aux trafiquants et aux filous ; moi, à qui il suffit d’un air de violon pour me donner la rage de vivre ; moi qui pourrais me tuer de plaisir ; mourir d’amour pour toutes les femmes ; qui pleure toutes les villes, je suis là, parce que la vie n’a pas de solution.

Arthur Cravan, Maintenant, Seuil, p. 52.

David Farreny, 24 mars 2002
berme

La micheline courait sur une corniche sinueuse, étayée, par places, de piliers noyés, de pans maçonnés. À droite, lorsqu’on montait, le roc grossièrement dressé à coups de pic coulissait tout contre la vitre. Il répercutait le mugissement du diesel logé sous la bosse à évents, derrière la cabine. On avait l’impression d’être emporté dans la carcasse de quelque pachyderme dont la micheline avait, aussi, l’allure déhanchée ou bien, comme Jonas, dans la panse du Béhémot. Je ne sais plus quelle crainte l’emportait, l’écrasement contre la muraille ou la chute fracassante dans les écueils et les bouillons de la rivière. La berme, par moments, n’excédait pas le mètre quatre cent trente-cinq d’écartement standard de la voie et, sous le bas de caisse du wagon, lorsqu’on tournait, il y avait le vide. On se disait, tout bas, que ça ne pouvait pas continuer bien longtemps.

Pierre Bergounioux, « Le pont de Bonnel », Un peu de bleu dans le paysage, Verdier, p. 10.

David Farreny, 27 avr. 2002
essieu

Rature sur les traits du visage

sur l’empreinte de l’objet

sur la trace du fait

sur les innombrables ennemis jamais assez vomis

table rase non une fois mais mille fois mille fois à refaire

sur l’origine

sur les développements

sur le proliférant

sur l’adoucissement, poisson pilote du prochain reniement

sur soi

sur toi

sur l’essieu

rature

rature

rature

Henri Michaux, « Ratureurs », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 423.

David Farreny, 22 juin 2002
culbutée

« Donc cette Déjanire… », et Georges : « Virginie », et Blum : « Quoi ? », et Georges « S’appelait Virginie ». Et Blum : « Beau nom pour une putain. Donc cette virginale Virginie haletante et nue, ou plus que nue, c’est-à-dire vêtue — ou plutôt dévêtue — d’une de ces chemises qui n’ont sans doute été inventées que pour permettre aux mains emprisonnées de glisser par-dessous sur la liquide tiédeur du ventre, se retrousser, remonter jusqu’aux seins, s’accumulant en replis, une soyeuse écume, au-dessus des hanches de façon à dénuder, présenter — comme ces étalages de boutiques de luxe où les objets précieux, délicats et fantastiquement chers sont exposés dans un bouillonnement de satin — cette bouche cachée, secrète — : femme non pas simplement étendue mais renversée, culbutée, dans le sens précis, mécanique du terme, c’est-à-dire comme si son corps avait effectué une demi-rotation à partir de cette attitude ancestrale dans laquelle elle s’accroupit pour satisfaire ses besoins — parce qu’elle ne dispose que d’une position pour les satisfaire tous, celle-ci : les jambes repliées, les cuisses pressées contre les flancs, les genoux venant toucher les ombreuses aisselles — mais maintenant comme si le sol avait basculé, l’envoyant à la renverse, telle quelle, sur le dos, présentant maintenant non pas à la terre mais vers le ciel comme dans l’attente d’une de ces fécondations légendaires, de quelque teintante pluie d’or, ses fesses jumelles, cette nacre, ce buisson, cette éternelle blessure ruisselant déjà avant d’être forcée et si impudiquement offerte qu’elle semble attendre un acte d’une précision et d’une nudité sinon chirurgicale comme le suggère l’idée de quelque chose qui perce, pénètre, s’enfonce en crissant dans l’étroite chair, du moins presque médical en ce sens qu’il (l’acte en soi, physique, dénudé, débarrassé de son aspect passionnel) relève évidemment du domaine physiologique : d’où l’abondance, la variété de cette imagerie équivoque où le clystère sert de prétexte à d’innombrables variations sur le thème de l’introduction d’un objet non seulement dur mais capable de répandre, projeter avec violence hors de lui et comme un prolongement liquide de lui-même cette impétueuse laitance, ce jaillissement, ce… »

Et Georges : « Mais non !… »

Claude Simon, La route des Flandres, Minuit, p. 179.

Guillaume Colnot, 11 août 2005
dessous

Examinateur encore ignorant mais beaucoup moins, il questionne. L’esprit du pardon, est-ce qu’il y songe ?

Des femmes qui s’ennuient viennent à lui. Ennui à soulever. Il sait ce qu’il y a dessous.

Henri Michaux, « Textes inédits autour du “Poltergeist” », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 1037.

David Farreny, 7 août 2006
aimer

N’oubliez jamais que je suis à la solitude, que je ne dois avoir besoin de personne, que même toute ma force naît de ce détachement, et je vous assure, Mimi, je supplie ceux qui m’aiment d’aimer ma solitude, sans cela je devrai me cacher même à leurs yeux, à leurs mains comme un animal sauvage se cache à la poursuite de ses ennemis.

Rainer Maria Rilke, « 11 mai 1910 », Lettres à une amie vénitienne, Gallimard, p. 64.

David Farreny, 30 janv. 2007
soupesé

1) Ayant soupesé la gibecière du chasseur de mammouth, l’invention de la roue sans plus attendre.

4) Le pianotement mélodieux des ongles sur les tables (par modification moléculaire de la kératine ; et nos cheveux quand nous remuons la tête en rythme font de la musique pour nos danses).

5) L’élucidation de la vieille et lassante énigme de l’œuf et de la poule, ainsi résolue : la première poule naquit du deuxième œuf et le premier œuf fut pondu par la deuxième poule.

20) Le moteur à blouse (?)

21) L’indispensable trigore (?)

22) Le jeu des treize boules (?)

23) Le cycle des Contes de l’avant-vieille et du surlendemain.

24) Le suffering-ball, simple sac de cuir empli de sable qui – par ricochet, déplacement, transfert – encaisse les douleurs à notre place.

25) Le parapluie inoubliable.

26) La séparation chirurgicale de la poésie et de la mièvrerie sur toute la longueur de la langue de chair.

33) Une couleur nouvelle (rien d’un boueux mélange de celles que nous connaissons) correspondant à certain état intérieur de contentement dans le malheur.

41) Les douze lois du hasard et leurs combinaisons.

42) Étendue à l’homme, la faculté du chat d’être pour soi-même brosse et coussin.

46) La Lettre aux habitants des mondes sublunaires suivie de leur amicale réponse

49) Mon père, récit biographique si précis dans son évocation – jusqu’aux organes, jusqu’à l’os, atomes et molécules compris – et d’une langue si délicate, si soignée, si stimulante, que le cœur du défunt se remit à battre ; et que chaque lecteur fervent à son tour ressuscite son propre père.

54) Une traduction fidèle et désopilante de la Bible.

58) Le dernier mot.

94) L’amour, comment l’obtenir et le garder (une méthode).

Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, pp. 12-45.

Cécile Carret, 25 janv. 2011
ivre

Un homme ivre est un homme qui vole.

Il faut ne pas avoir bu du tout pour croire qu’il tangue et qu’il chancelle, en réalité il vole, lui, et sur ses invisibles ailes, il arrive partout plus vite qu’il n’espérait lui-même.

Que dans l’intervalle le temps ait passé, peu importe, le temps, lui, il ne connaît pas, et ce sont les autres, c’est sûr, qui sont dans l’illusion, ceux qui se tourmentent pour de pareilles choses.

Il ne se fait même aucun mal, car l’homme ivre, la Vierge Marie est là qui l’a pris dans son tablier.

Le difficile, par contre, c’était d’ouvrir la porte. Il est resté longtemps à s’escrimer avec cette clé, il la tournait dans la serrure, dans un sens, dans l’autre, mais la serrure ne voulait pas céder. Et la porte de la maison lui a donné plus de mal encore, avant qu’il s’aperçoive, pour finir, qu’elle n’avait pas été fermée.

Dezsö Kosztolányi, Alouette, Viviane Hamy, p. 173.

Cécile Carret, 4 août 2012
poupon

D’où il termine en affirmant que les livres, oui, tous, dit-il, tous les romans qui marchent, toutes les histoires à bons sentiments filmables d’aujourd’hui, excellentes intentions, irréprochable morale, synopsis philanthropes, pourraient se résumer, se traduire, se transcrire sur écran sous la forme, au fond, d’une sorte d’énorme poupon.

Philippe Muray, Postérité, Grasset, p. 91.

David Farreny, 5 déc. 2012
impréparation

En fait, j’en prends conscience en ce moment même, nous sommes partis au Tibet à peu près dans l’équipement et l’état d’esprit de deux pochards sortant du bar le soir et s’aventurant dans une rue froide. Je rajuste autour de mon cou mon foulard rouge en synthétique, trente centimètres sur vingt, assez peu épais pour être transparent. Il ferait assez bel effet un jour de manif printanière à la Bastille. Notre niveau d’impréparation a quelque chose de forcené.

Pierre Jourde, Le Tibet sans peine, Gallimard, pp. 20-21.

David Farreny, 30 juil. 2014
éboulis

Visible à travers les grilles, la soldatesque des cyprès, d’un vert sombre tirant sur le noir contre le ciel instantané de cette heure-là, entre cinq et six, qui ressemble si souvent à un éboulis de possibles.

Gilles Ortlieb, Le train des jours, Finitude, p. 95.

David Farreny, 22 juil. 2015
prestige

Si nous comprenions vraiment notre vie, le suicide aurait un prestige tel qu’il nous serait impossible d’y avoir recours.

Jérôme Vallet, « Il se dit que si la porte était fermée, il aurait plus chaud », Georges de la Fuly. 🔗

David Farreny, 18 mars 2024

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