index

Swann aurait eu plaisir, sans doute, à s’asseoir un moment sur ce rocher qui n’est, en lui-même, qu’un émoi de gros cailloux sans conséquence. La vue embrasse, de là, un haut plateau en cirque sur la rive gauche de la Cure. Près du village du Vieux-Dun se trouvait, d’après Chemin faisant, un oppidum. Lacarrière relate qu’il a cherché en vain, dans ce village « si peu gaulois », un café, mais qu’en pénétrant, un peu plus au sud, dans le hameau de Mézauguichard, il y découvrit une « buvette » (ce mot lui plaît), La Petite Halte. Il ne trouva, à l’intérieur, que trois ou quatre vieillards qui parlaient de la mort. Chemin faisant n’a pas encore, sans doute, le statut de classique littéraire et pourtant j’ai eu un plaisir étrange à découvrir cette buvette perdue, parce qu’un livre en parlait. Je lis la France. Le monde est un index fautif à la bibliothèque universelle, un instrument cafouilleur de vérification chipoteuse.

Renaud Camus, « jeudi 24 avril 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 63.

David Farreny, 30 juil. 2005
malade

Il s’agit d’une maladie contractée à la naissance. C’est la naissance même qui l’a rendu malade. La naissance fut sa première maladie. C’est bien là le problème. Celui de parler à un vieux malade.

Charles Pennequin, Bibi, P.O.L., p. 74.

David Farreny, 28 déc. 2005
récapituler

Les journées que je passe, comme celle d’hier, à travailler furieusement le bois, me laissent courbaturé, rompu. Je dors à des profondeurs énormes, si loin de la surface qu’il me semble que rien ne me surprendrait vraiment au réveil. Et je suis un moment à récapituler les composantes du présent, l’âge qui est le mien, les enfants que j’ai, le métier que j’exerce, la couleur et le goût des jours où je suis.

Je lis l’Anthropologie de Sapir et corrige la thèse de Georges — l’expression, le français.

Il pleut sans discontinuer. Tout est trempé.

Pierre Bergounioux, « jeudi 28 mai 1981 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 47.

David Farreny, 11 mars 2006
conversation

Mme d’Heudicourt, observe Saint-Simon, n’avait de sa vie dit du bien de personne qu’avec « quelques mais accablants ».

Merveilleuse définition, non pas de la médisance, mais de la conversation en général.

Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, Gallimard, p. 132.

David Farreny, 13 oct. 2006
performance

Ici je confesse une certaine hésitation : comment rendre compte de ce qui se dérobe ? Ces moments d’intense fatigue sont des parenthèses délicates. Le corps cède le premier, mais si vite rejoint par l’esprit que parfois je me demande si, à mon insu, le mouvement ne s’est pas inversé. J’ai rapidement compris que toute résistance était vaine : s’acharner à ajourner la venue d’une fatigue en multiplie les effets. L’habitude aidant, je trouve même à m’abandonner à ce flux puissant une sorte d’équilibre, à tout le moins de maintien. Je rends donc mon tablier, je me recroqueville calmement dans un réduit mental d’où je contemple, au bord de l’écœurement, le travail de mon corps livré à la démission. C’est un spectacle très ennuyeux, une performance d’immobilisme : il n’y a place ici ni pour l’agitation, ni même pour le mouvement. Ne parlons pas du désir. Il n’y a qu’une sorte de clapotement gélatineux, une matière en déconstruction qui s’achemine vers l’organique, une minéralité en devenir. Je suis tellement éberlué par la transformation que parfois il me semble être parvenu à réaliser ce vieux fantasme bringuebalant et tenace de la séparation de l’âme et du corps.

Mathieu Riboulet, Un sentiment océanique, Maurice Nadeau, p. 39.

Élisabeth Mazeron, 13 oct. 2007
affligeant

Il n’est pas sur cette planète un village qui puisse s’enorgueillir de cette naissance – honte sur nos villages ! À quoi bon ces communes qui n’enfantent que les clairons et les tubas de la fanfare municipale ? Et n’est-il pas affligeant, quand on sait tout l’osier qui a poussé sur cette terre depuis l’aube des temps, n’est-il pas affligeant de penser qu’il ne s’en trouva pas douze brins pour tresser le berceau à Dino Egger ? Il y a de bonnes raisons de pleurer, nous en possédons tous un joli lot dont nous sommes du reste assez jaloux, mais celle-ci est sans doute la seule qui nous soit commune.

Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 13.

Cécile Carret, 25 janv. 2011
pourvoir

qui liera en fagots les traits de l’averse afin de pourvoir en eau les terres arides ?

[…]

qui fera pousser une brosse au bout de la queue de l’âne vainement agitée – et le meunier regagnant sa demeure n’aura plus de farine sur son paletot ?

[…]

qui, mais qui va permettre à la bûche de retourner une deuxième fois au feu et grâce à qui le verre sera-t-il une peau sensible ?

[…]

quel architecte inspiré dirigera la coulée de lave avec tant de maestria qu’elle formera en se solidifiant une cité radieuse ?

Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, pp. 56-57.

Cécile Carret, 29 janv. 2011
consacré

Il alla se baigner, pour se laver des maux de tête et battements de cœur de la nuit, de la poussière de l’école et de tout.

Déshabillé, en maillot de bain, il resta longtemps assis sur un rocher. Il écoutait le grondement de l’eau, qui à chaque instant débouchait du champagne frais en pétaradant. Plus il descendit vers elle, se lia d’amitié avec elle, la flatta. Quand il vit qu’elle ne lui faisait pas de mal, il la gifla des deux mains, avec l’arrogance lèse-majesté de la jeunesse, aussi téméraire qu’un nourrisson qui frappe un tigre royal. Il s’immergea en elle. Il en ressortit en s’ébrouant et s’esclaffa. Il se balança à sa surface fragile comme du verre. Il chanta et hurla. Il se rinça la gorge avec eau salée et l’y recracha, car la mer est aussi un crachoir, le crachoir des dieux et des jeunes gens indociles.

Puis, les bras grands ouverts, il jeta son corps dans le bleu perlé pour s’unir enfin à elle. Il n’avait plus peur de rien. Il savait qu’après cela, il ne pourrait plus lui arriver grand mal. Ce baiser et ce voyage l’avaient consacré.

Il nagea loin, au-delà de la ligne des bouées, là où il soupçonnait déjà des dangers – requins, cadavres, ancres rouillées, épaves de bateau –, pour faire sien tout ce qui est beau et laid, tout ce qui est visible et invisible.

Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 76.

Cécile Carret, 28 août 2012

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