technique

Disons que ce que l’on appelle poème est précisément une technique linguistique de production d’un type de conscience que le spectacle du monde ne produit pas ordinairement.

Jean Cohen, Structure du langage poétique, p. 196.

David Farreny, 24 mars 2002
infime

On sent bien, à l’hystérie du public, lorsqu’un crime particulièrement épouvantable a été perpétré, qu’un enfant a été violé et assassiné, par exemple, ou bien, en sens inverse, à son indulgence, voire à son approbation, lorsqu’un propriétaire a tué un cambrioleur, on sent bien, alors, que la civilisation n’est qu’une lamelle d’une infime épaisseur, et que si quelques obstinés n’étaient pas là pour la protéger, les réactions naturelles de la majorité auraient tôt fait de la briser.

Renaud Camus, Buena Vista Park, Hachette/P.O.L., p. 88.

David Farreny, 14 avr. 2002
visages

Je ne savais vraiment plus comment étaient faits les traits de Gilberte sauf dans les moments divins où elle les dépliait pour moi : je ne me rappelais que son sourire. Et ne pouvant revoir ce visage bien-aimé, quelque effort que je fisse pour m’en souvenir, je m’irritais de trouver, dessinés dans ma mémoire avec une exactitude définitive, les visages inutiles et frappants de l’homme des chevaux de bois et de la marchande de sucre d’orge : ainsi ce qui ont perdu un être aimé qu’ils ne revoient jamais en dormant, s’exaspèrent de rencontrer sans cesse dans leurs rêves tant de gens insupportables et que c’est déjà trop d’avoir connus dans l’état de veille.

Marcel Proust, « Autour de Mme Swann », À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Gallimard, p. 61.

Bilitis Farreny, 23 mai 2002
taille

Il me vient à l’esprit que l’être n’a pas de taille. On le savait. Je le sens. C’est grave. Ce n’est pas tranquillisant.

Comment espérer jamais trouver la quiétude si l’on n’a d’assiette que métaphysique.

Agir gèle en moi.

Henri Michaux, « L’infini turbulent », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 923.

David Farreny, 26 juin 2004
parce

Je crois que j’aime la mer à l’estuaire de l’Hérault, en face de La Tamarissière, à l’aval d’Agde. Ce n’est pas la mer, ce n’est pas la terre, le fleuve lui-même y est une sorte d’abstraction, entre deux rives empierrées. Elles se prolongent en deux jetées. De celle de gauche, au soleil couchant, on voit le monde en profil parfait, sur celle de droite. Un chien que ses affaires appellent en bout de digue, dans le soir orangé, est aussitôt le chien de Giacometti. Les pêcheurs à la ligne sont à l’encre de Chine. Un peu d’éternité infuse, parce qu’il n’y a vraiment rien à dire. Qui va chanter le Grau-d’Agde ? Flagrant et nul, simple et tranquille : l’ossuaire des saisons. C’est joli parce que ce n’est pas joli. Mais ce n’est pas laid non plus, mind you. Les adjectifs s’y trouvent un peu bêtes, voilà tout.

Renaud Camus, Le département de l’Hérault, P.O.L., p. 235.

David Farreny, 2 mars 2006
drap

On voudrait repousser soi comme on repousse un drap. On voudrait crever sa peau et glisser comme un poisson dans la lumière. On voudrait un temps unique qui ne sépare de rien. Qui nous a mis ça en tête ? On voudrait nager tout entier dans le corps d’une femme, pour ne plus penser. Qui nous a mis ça en tête ? On voudrait mille autres choses de moindre importance, pour tuer l’orgueil démesuré. On ne voudrait plus attendre, s’affaler sur l’autre rive où miroite sous la frondaison un sable blond comme miel. Qui nous a mis ça en tête ? On voudrait ce que des milliards d’hommes n’ont pas même osé rêver. Par misère ou par pudeur.

Jean-Pierre Georges, Aucun rôle dans l’espèce, Tarabuste, p. 95.

Élisabeth Mazeron, 28 juin 2006
midi

Ensuite il y eut le rêve de revenir à la maison de notre enfance, et de se retrouver dans le silence ininterrompu des champs et des bois. Midi passe sans commentaires. À La Bourboule, midi était fait de carillons, du silence des rues, et des bruits multiples, contradictoires, de la vaisselle et des repas qu’on servait dans les grandes salles claires, sous les paupières à demi baissées des stores et des tentures à franges. Ici, midi n’est qu’une heure qui sonne, gaiement là-bas dans la cuisine, et à mi-voix, finement, dans la fraîcheur du salon vide. Nous ne savions plus quoi faire. Le ruisseau, les courses dans les bois, c’était un passé trop récent pour que nous eussions plaisir à le revivre.

Valery Larbaud, « Enfantines », Œuvres, Gallimard, pp. 490-491.

David Farreny, 15 avr. 2008
phrase

Dans le brassage des concepts il était de plus en plus difficile de trouver une phrase pour soi, la phrase qui, quand on se la dit en silence, aide à vivre.

Annie Ernaux, Les années, Gallimard, p. 222.

Élisabeth Mazeron, 23 mai 2008
cour

Tu es la cave fermée

au sol de terre battue,

où l’enfant est entré

une fois, les pieds nus,

et sans cesse il y pense.

Tu es la chambre sombre

qu’on évoque sans cesse,

comme l’ancienne cour

où l’aube se levait.

Cesare Pavese, La mort viendra et elle aura tes yeux, Gallimard, pp. 194-195.

David Farreny, 2 sept. 2008
exigeaient

Entre les toits, les cheminées, à un kilomètre, environ, le faîte des collines coiffées, autrefois, de bosquets, aujourd’hui de pavillons. C’est à ce créneau que je guettais le retour de la belle saison, l’éveil des verdures, rêvais d’escapades. Dix-sept ans de ma vie, la seule, en vérité, dorment d’un sommeil de conte sous ces combles et c’était, cet après-midi, comme s’ils exigeaient de moi que je n’oublie pas qu’ils avaient été, que des questions se posaient en termes de vie ou de mort, déjà, auxquelles j’avais répondu comme je pouvais, tant mal que bien, avec les moyens du bord.

Pierre Bergounioux, « vendredi 31 décembre 1982 », Carnet de notes (1980-1990), Verdier, p. 176.

Élisabeth Mazeron, 28 sept. 2008
ouvre

Mais, pour le lecteur, quelle aubaine, un écrivain qui a du style ! Voici enfin toute l’expérience humaine reformulée. Tout est neuf – pas trop tôt ! C’est un enfant qui nous parle et qui, de plus, connaît tous les mots. La fleur, l’oiseau, la mort, le cageot, nous allons de révélation en révélation : c’était donc ça ! Il n’y a que les écrivains et la neige – mais elle fond – pour donner au monde un tel bain de fraîcheur.

Une langue que l’on comprend mais qu’on ne parle pas, que l’on sait lire mais pas écrire – étrange pays que nous visitons, où ne vit qu’un habitant – le premier ou le dernier homme ? l’un et l’autre sans doute. Un no man’s land de poussière grise et de végétation agressive – possiblement carnivore – en défend souvent l’accès. Et ces rouleaux hérissés, griffus, ronces ou barbelés ? On tâte du bout du pied le sol : il n’aurait tout de même pas des mines ? ! C’est autre chose en effet que l’allée de gravier blanc qui zigzague sur cinq mètres, entre deux parterres de gazon fleuri, jusqu’à la porte de notre maisonnette. Beaucoup vont reculer. Si l’on insiste pourtant, insensiblement le terrain change. Ou serait-ce seulement notre foulée qui gagne en aisance ? Le monde s’ouvre avec le livre. Nous avons à présent trouvé la vitesse de lecture qui convient, les volumes anguleux, les figures grimaçantes, toutes les formes revêches qui nous effrayaient au début s’y inscrivent harmonieusement : s’ensuit une nouvelle évidence qui cependant échappe au lieu commun de la représentation. Bonne gifle d’eau glacée sur nos têtes dodelinantes, réveil de la conscience assoupie, trop longtemps bercée par l’ennui ordinaire des jours, opacifiée par les idées reçues et leur formulation proverbiale.

Mais l’écrivain dépourvu de style, tenant de l’écriture blanche, neutre, plate, sans effets ni métaphore, fait le jeu de l’état des choses, redouble inutilement le réel, étend sur le sol la fameuse carte géographique aux dimensions du monde imaginée par Borges ; littérature de miroitier bègue à l’usage des singes et des perroquets. Faudra-t-il donc aussi mourir deux fois ?

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 91.

Cécile Carret, 24 fév. 2014
ex

Ils disent, elles disent, mon ex. Ex-femme, ex-mari, ex-maîtresse… Expression sans s. Sans sexe. L’Ex est ce qui reste quand le sexe est tombé et quand il n’en reste que le mon. Raccourci. Il (ou elle) est castré de son s. Et au fond tout conjoint au bout de quelques mois.

Philippe Muray, « 23 mars 1984 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, p. 438.

David Farreny, 23 août 2015
oubli

Je tombe peu à peu dans l’oubli. Presque plus personne déjà ne se souvient de mon enfance.

Éric Chevillard, « mercredi 9 mars 2016 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 9 mars 2016
tromper

Voilà pourquoi ils furent plus indulgents à l’égard d’un Sartre qui, interrogé par Michel Contat à propos de son stalinisme pro-soviétique puis prochinois, déclara qu’il n’avait, au fond, rien fait d’autre que se tromper – même si l’actualité du communisme dont il était le témoin, à chaque procès truqué, à chaque massacre de masse, à chaque purge, à chaque déportation, lui aurait permis de se ressaisir. Son idéal étant moralement juste, seuls les faits, têtus, idiots, s’obstinaient à avoir tort ; par conséquent, il avait eu raison de se tromper.

Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., pp. 23-24.

David Farreny, 14 mai 2024

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