rivière

96. On pourrait se représenter certaines propositions, empiriques de formes, comme solidifiées et fonctionnant comme des conduits pour les propositions empiriques fluides, non solidifiées ; et que cette relation se modifierait avec le temps, des propositions fluides se solidifiant et des propositions durcies se liquéfiant.

97. La mythologie peut se trouver à nouveau prise dans le courant, le lit où coulent les pensées peut se déplacer. Mais je distingue entre le flux de l’eau dans le lit de la rivière et le déplacement de ce dernier ; bien qu’il n’y ait pas entre les deux une division tranchée.

98. Mais si on venait nous dire : « La logique est donc elle aussi une science empirique », on aurait tort. Ce qui est juste, c’est ceci : la même proposition peut être traitée à un moment comme ce qui est à vérifier par l’expérience, à un autre moment comme une règle de la vérification.

99. Et même le bord de cette rivière est fait en partie d’un roc solide qui n’est sujet à aucune modification ou sinon à une modification imperceptible, et il est fait en partie d’un sable que le flot entraîne puis dépose ici et là.

Ludwig Wittgenstein, De la certitude, Gallimard, p. 49.

Guillaume Colnot, 20 mai 2003
achever

Nous avons beau veiller, tout est impossible à achever, minés que nous sommes par nos exigences de rupture.

Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 206.

David Farreny, 5 janv. 2006
institutrice

Dans le temps, fleur aveugle,

tu t’accrois en nous, avec

le don du silence, avec tout ce qui excède

Nos paroles et qui en elles t’appartient,

ô Mort, sœur difficile !, ô institutrice !

chienne mentale !

Lionel Ray, Syllabes de sable, Gallimard, p. 255.

David Farreny, 27 août 2006
grains

Le train part peu avant quatre heures. J’ai emporté une étude sur Keynes mais, comme tout mon temps se passe à écrire ou à lire, je prends l’audacieux parti de regarder. Ciel splendide, d’un bleu cru, contre lequel le vent de nord-est pousse de grandes nefs colorées, cumulus à la base fondue, vitreuse, au sommet éclatant, cérébelleux, d’autres d’un blanc pur et, au sud-ouest, sur le quart de l’horizon, un grand voile soufré sur lequel se détachent deux ou trois écharpes minces, des grains.

Pierre Bergounioux, « mercredi 2 octobre 1996 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 755.

David Farreny, 27 déc. 2007
style

Nous aimons, de livre en livre, retrouver l’auteur tel qu’en lui-même – Proust, Beckett, Nabokov, Gombrowicz, Arno Schmidt : trois lignes et ils sont là, c’est aussi net, aussi patent qu’un visage, une silhouette, une démarche, le style impose une présence. Ces écrivains-là ne s’effaceront pas pour laisser vivre des personnages ; ces derniers resteront très exactement des figures de style – et ma foi, ils me paraissent pour autant aussi bien campés que ceux des romanciers modernes et même ectoplasmiques qui préfèrent emprunter leurs caractères à la réalité et voudraient nous persuader de leur existence sociale. D’ailleurs, ils leur échappent souvent et, à les en croire, la police doit se mettre en planque dans les gares pour appréhender ces fugueurs.

Or c’est agaçant, le style est de plus en plus souvent tenu pour une afféterie, un luxe insouciant, une preuve d’insincérité, de fausseté, de futilité. Si l’écrivain s’est vraiment blessé, qu’il se contente de crier « aïe ! », on le comprendra. Certes, mais l’intérêt de sa contribution m’échappe un peu.

Le style est un appendice physique de l’écrivain, c’est encore son corps. Ce dernier meurtri, molesté, attaqué par la maladie, le style en sera le dernier membre sain. Dans L’Ardoise magique, carnet du cancer qui va l’emporter, Georges Perros écrit : Nuits difficiles, assis, comme dans un carrosse en route vers l’autre nuit, l’autre noir. Aïe, aïe, aïe, donc. Oui, mais non, en l’occurrence, c’est Georges Perros qui meurt.

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 89.

Cécile Carret, 24 fév. 2014
bleu

L’âme souffrante se marque d’un bleu ; toutes ensemble cousues font le mystique azur.

Éric Chevillard, « lundi 26 janvier 2015 », L’autofictif. 🔗

David Farreny, 26 janv. 2015
rougis

Moins je mens, plus je rougis.

Georges Perros, Papiers collés (1), Gallimard.

David Farreny, 28 fév. 2024
verse

Cet après-midi entamé Trézeaux d’Henri Thomas, des poèmes qui ne paient pas de mine, mais que j’envisage d’ores et déjà très bien :

Je songe, je tergiverse,

Je vois la to-ta-li-té,

Et puis je verse

D’un seul côté.

Philippe Louche, Psychogéographie indoor (103). 🔗

David Farreny, 1er mars 2024
répudie

L’ennui est bien le dégoût blasé du monde, le malaise de se sentir vivre, la fatigue d’avoir déjà vécu ; l’ennui est bien, réellement, la sensation charnelle de la vacuité surabondante des choses. Mais plus que tout cela, l’ennui c’est aussi le dégoût d’autres mondes, qu’ils existent ou non ; le malaise de devoir vivre, même en étant un autre, même d’une autre manière, même dans un autre monde ; la fatigue, non pas seulement d’hier et d’aujourd’hui, mais encore de demain et de l’éternité même, si elle existe — ou du néant, si l’éternité c’est lui.

Ce n’est pas seulement la vacuité des choses et des êtres qui blesse l’âme, quand elle est en proie à l’ennui ; c’est aussi la vacuité de quelque chose d’autre, qui n’est ni les choses ni les êtres, c’est la vacuité de l’âme elle-même qui ressent ce vide, qui s’éprouve elle-même comme du vide, et qui, s’y retrouvant, se dégoûte elle-même et se répudie.

Fernando Pessoa, « 103 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.

David Farreny, 10 mai 2024

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