Or, c’était, ce quart de seconde, un de ces quarts de seconde qui comptent dans une vie, qui se comptent, ou se décomptent, tant il est vrai que les autres passent, mort-nés, pas même distincts de leurs confrères, à peine successifs, dans cette sensation de globalité qui emporte les jours ordinaires — presque tous, en fait.
Christian Oster, Mon grand appartement, Minuit, p. 70.
L’impossibilité d’agir a toujours été chez moi une maladie à l’étiologie métaphysique.
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois, p. 182.
Dans le temps, fleur aveugle,
tu t’accrois en nous, avec
le don du silence, avec tout ce qui excède
Nos paroles et qui en elles t’appartient,
ô Mort, sœur difficile !, ô institutrice !
chienne mentale !
Lionel Ray, Syllabes de sable, Gallimard, p. 255.
Je vis soudain s’agiter très loin quelques petits points qui sortaient du couvert et s’engageaient sur le versant d’un pré ; se rapprochant, ils me laissèrent deviner la tache rouge d’un bonnet qui dansait doucement au hasard du terrain ; et autour de celui-ci d’autres bonnets, des capuchons, d’autres jambes venaient hardiment, quatre ou cinq bonhommes résolus mais étriqués, comme de vieux petits nains. Ces nains portaient quelque chose. […]
C’étaient des enfants de l’école, de ceux qui habitaient la commune des Martres, ainsi que je le reconnus alors qu’ils étaient encore loin. Ce que deux d’entre eux portaient sur un bâton pesant à leur épaule me surprit fort, et d’abord j’en doutai ; mais non, c’était bien un renard, suspendu par les pattes à la mode ancienne ou sauvage, et on ne savait pas pourquoi par ce moyen transporté à travers le froid.
Pierre Michon, La Grande Beune, Verdier.
On vise la réalité, et puis finalement on tire n’importe où.
Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 65.
Je-t-aime est sans nuances. Il supprime les explications, les aménagements, les degrés, les scrupules. D’une certaine manière — paradoxe exorbitant du langage —, dire je-t-aime, c’est faire comme s’il n’y avait aucun théâtre de la parole, et ce mot est toujours vrai (il n’a d’autre référent qua sa profération : c’est un performatif).
Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, p. 176.
Quelque chose de plus avisé que nous se charge, sans doute, à notre insu, de meubler la mémoire et d’ordonner l’oubli. Prétendre garder trace, comme je fais, du passé relève de l’enfantillage. Le temps se moque bien des fugaces occupants qui prétendent fixer son impalpable et tragique substance.
Pierre Bergounioux, « mardi 29 août 2006 », Carnet de notes (2001-2010), Verdier, p. 673.
Mais avant tout nous poursuivions notre travail sur le langage, car nous reconnaissions dans la parole l’épée magique dont le rayonnement fait pâlir la puissance des tyrans. Parole, esprit et liberté sont sous trois aspects une seule et même chose.
Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 85.
L’œil équidistant de la lune quand on se déplace.
Emmanuelle Guattari, Ciels de Loire, Mercure de France, p. 103.
Mes exacts contemporains me font l’effet de birbes décatis, j’observe leurs visages détruits en protégeant le mien d’une éventuelle contamination sous un masque fripé que je ne retire plus et dont les plis de plus en plus marqués me prouvent que j’ai raison de prendre ces précautions : voici donc comment se flétriraient mes joues fraîches si je les exposais à ces atmosphères et contacts délétères.
Mes sourcils sont restés noirs et bien plantés. Je m’en coiffe. Raie au milieu. Ma tête d’enfant.
Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 79.
L’amour est le sens inverse de la vie. Toujours on va vers le néant.
Dominique de Roux, Immédiatement, La Table ronde, p. 169.