Je ne sais trop où je vais mais je suppose que je m’expose, une fois encore, à croiser mes propres traces.
Pierre Bergounioux, « lundi 22 mars 1993 », Carnet de notes (1991-2000), Verdier, p. 274.
À quoi bon ajouter son grain de sel à cet océan de mots ? Et pourquoi pas ? Et si la littérature était devenue affaire de modestie. On ne sait jamais. L’orgueil a de ces tours.
Georges Perros, Papiers collés (2), Gallimard, p. 437.
Tu es la cave fermée
au sol de terre battue,
où l’enfant est entré
une fois, les pieds nus,
et sans cesse il y pense.
Tu es la chambre sombre
qu’on évoque sans cesse,
comme l’ancienne cour
où l’aube se levait.
Cesare Pavese, La mort viendra et elle aura tes yeux, Gallimard, pp. 194-195.
Je tiens la réalisation de mon vœu, plutôt décevante, comme il était à prévoir : ne souhaiter rien exprimer, souhaiter ne rien exprimer. Le lac de Caresse est une insomnie, le voir ne m’en avait nullement averti. Précisément nous ne l’avions pas vue, sinon ce peu profond étang dont le brouillard volait les bords à nu, les sèches entrailles pierreuses, ou notre insuffisant désir.
Renaud Camus, Le lac de Caresse, P.O.L., p. 47.
les brouillards de la Mer du Nord viennent nous refroidir
alors nous nous levons dans nos corps en attente
et sortons nos crânes pourris de leurs vieilles soupentes
pour les lancer sur le pavé de la ville endormie
il y a dans cet air comme une odeur de brasserie
comme si le fumet des germoirs partout dans la ville
se répandait ce soir pour regonfler nos nerfs débiles
et nous faire entrevoir des plaisirs à n’en plus finir
vers les trois ou quatre heures du matin un pauvre bougre
ira pisser sur ses souliers en regardant comment
la lune étend son sang dans la nuit qui s’entrouvre
au cri perçant du premier merle enroué mais ne ment-
il pas ? est-ce vraiment le jour qui là-bas monte et bouge ?
ah ! quelle horreur ce temps qui tourne inexorablement !
William Cliff, Autobiographie, La Différence, p. 101.
Oraliser le poème, le lire en public à voix haute, m’est devenu possible, mais cela n’allait pas de soi, et n’est aucunement devenu une nécessité. Le poème reste d’abord une musique mentale, pour l’oreille interne. La page est sonore et silencieuse à la fois, une sorte de musique d’œil où j’entends parfaitement rythmes et sons. On peut ajouter que lire à voix haute force à trancher entre des propositions que la page laissait simultanément libres. En lisant, j’impose telle connexion de sens, alors que l’écrit me permettait de le laisser flottant. La même question se pose pour la traduction du poème en une autre langue. Si j’écris « la vie / dure », la voix ou le traducteur devra trancher entre verbe et adjectif, alors que l’écrit cumule les deux possibilités. Cette question de l’épaisseur du simple m’intéresse depuis longtemps.
Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 31.
D’ailleurs, si l’on était rendu instantanément à soi en vérité, qu’il faille éprouver tout d’un coup la douleur que c’est, on n’y survivrait pas. On serait désintégré, sublimé.
Pierre Bergounioux, L’orphelin, Gallimard, p. 100.
Cyprès vus au tournant d’une route, en Toscane. Et teneram ab radice ferens… Les accents, tous sur E ou A : E A E A E, avec des rappels à la basse : e a e… Mais il faut avoir beaucoup regardé les cyprès ; la montée droite, d’un seul jet, le dos Silvane nu et pur, la nuque ferme et soudain la ligne nette au-dessus de laquelle à la peau brune se substituent les cheveux, feuillage noir, touffes et boucles de flammes noires, « Grazie » la bouche de travers, cupressum.
Valery Larbaud, « Aux couleurs de Rome », Œuvres, Gallimard, p. 995.
Je sais aussi de longs soirs d’été, haïssables. Une fatigue, un ennui, le sentiment d’être si différent des autres émanent pour moi de leur clarté. En ville, ces instants sont insoutenables. Je ferme les yeux et les vagues viennent mourir à mes pieds. À quoi bon les illusions ? Les réverbères ne s’allument plus. C’est le règne de l’indiscrétion. Cet étirement des jours vous met face à votre médiocrité. Il dit : « Alors, toutes ces promesses que tu n’as pas tenues ? Tu prétends au bonheur, mais ne sais l’obtenir. Il est si proche de toi, pourtant, à portée de ta main. Mais tu es faible, et lâche, et négligent. La vraie vie ne sera jamais pour toi. »
Bernard Delvaille, « Feuillets », Le plaisir solitaire, Ubacs, p. 14.
Nous en étions à nous frôler les mains, ce qui était tout et rien en même temps. La nuit d’hiver, à quatre heures de l’après-midi, me donnait la trouble impression de flotter dans le temps. Il me semblait aussi que je pouvais être heureux, au moins momentanément, que je me le devais bien, même. L’inconnue le pensait-elle aussi ? Son visage las et marqué, néanmoins encore beau, quitterait-il le temps ordinaire pour retrouver sous mes lèvres une seconde, une éphémère jeunesse ? Je n’ai pas cherché à le savoir.
Richard Millet, La fiancée libanaise, Gallimard, p. 402.
Qu’on ne se méprenne pas ; je ne suis pas en train de me vanter d’avoir engendré des libellules ou des fleurettes. Ou des fées. […] Non, bel et bien des filles, au nombre de deux, deux filles de plus sur cette terre, deux filles encore, deux filles terribles, mais cette fois je suis dans leur camp.
Cette fois, ce ne sont pas des filles là-bas, ce ne sont pas des filles là-haut, ce ne sont pas des filles au loin. Agathe a pris ma main droite ; Suzie a pris ma main gauche ; elles marchent avec moi. J’avance désormais entre deux filles, prenez garde ! Le garçonnet dans mes bottes triomphe. Deux filles à ses côtés ! Ce n’est plus la force adverse à combattre, à séduire, de toute façon à circonvenir. C’est une tendresse mienne ; ce sont des sourires qui prolongent le mien. Cette beauté ne m’est pas jetée à la figure comme une pierre.
Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 103.
D’abord, Poix Saint-Hubert
où un homme seul tanguait
sous les néons de La Notte.
Puis Grupont, dont la gare
secondaire ne désirait rien
tant que passer inaperçue ;
à Forrières, bois d’hiver
entassé le long des rues,
nuancier de mousses et
lichens, avant les églises
de Jemelle, saupoudrées
de poussière. À Marloie,
autres stères, aux bûches
cannelle cette fois ; après
Ciney, la ville d’Assesse
que nul ne visite jamais,
et à Courrières (souvenir
de catastrophes minières),
des moignons d’arbustes
sciés sur un talus ébarbé.
À Naninne (ou Louzée ?)
des bovins constellaient
les prés en pente, boues
gelées. Après Gembloux,
escarpements, et toitures
effondrées, oui, à Chastre,
à l’image d’un pays entier.
Gilles Ortlieb, « Traversées », Sous le crible, Finitude, pp. 29-30.
Appliquer et systématiser les réflexions de Virilio : plus de ville, de campagne, plus d’agglomération ni d’aventure urbaine. Une traversée de Paris en voiture vous fait traverser un million de romans, mais ils ont été écrits. Vous allez de chez vous, qui est simplement un terminal pour de multiples appareils électroniques, à un autre appartement qui représente la même chose. Développer.
Philippe Muray, « 5 avril 1984 », Ultima necat (I), Les Belles Lettres, pp. 441-442.
Aucune brise, et le mystère semble plus vaste. J’ai des nausées de pensée abstraite.
Fernando Pessoa, « 140 », Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois.