écartés

Il me suffit d’écrire, comme on jette un mot dans une bouteille, sur l’océan des âges, comme on trace des lettres sur le sable, sans y penser, parce qu’on a trouvé sur la plage un bâton ou un caillou, comme on creuse des noms et des dates sur des tombeaux, en attendant la mousse ou l’armaguedon. C’est bien. Personne ne vous entend, ne vous lit, ne vous répond, sauf deux ou trois promeneurs volontairement égarés, parce qu’ils avaient comme vous le goût des chemins et des phrases écartés. Il n’en faut pas plus ; surtout si l’un ou l’autre de ceux-là, un jour, dit à quelqu’un avoir rencontré une inscription curieuse, au cours de ses pérégrinations, une page qui l’a intrigué, un message d’un ton particulier. Ainsi nous serons inscrits dans le grand réseau des signes et des questions, même si nous n’y sommes qu’un accent de travers, des guillemets qui se ferment sans s’être jamais ouverts, une virgule, une apostrophe, des points de suspension…

Renaud Camus, Le château de Seix. Journal 1992, P.O.L., p. 259.

Élisabeth Mazeron, 19 nov. 2003
Américains

L’ethnographie non plus ne nous aide pas : voyez le peuple le plus mélangé du monde, les Américains ; c’est pourtant celui dont l’identité raciale saute le plus aux yeux ; en cent ans d’histoire, les États-Unis ont produit une race aussi reconnaissable que les peuples les mieux enfermés géographiquement. La morphologie américaine, issue de tant d’hérédités différentes, est si pure, qu’elle résiste à tous les travestis ; leur cinéma a beau nous montrer les soldats de Pilate, les compagnons de Jeanne d’Arc ou les courtisans de Marie-Antoinette, c’est toujours la tête de Truman ou celle du détective de service que vous repérez sous le casque romain, la galette médiévale ou la perruque Louis XVI. D’où le grand effet d’hilarité de leurs reconstitutions historiques.

Roland Barthes, « Visages et figures », Œuvres complètes (1), Seuil, pp. 268-269.

David Farreny, 3 mars 2008
secret

L’eau fuit avec des froissements de couleuvre, tinte, dans sa hâte, contre les pierres, écume légèrement contre sa rive, profère des paroles que j’ai failli comprendre, qu’il a tenu à un imperceptible défaut d’articulation de sa part ou d’attention de la mienne, que je n’entende. Une bouche humide a formé, à trois pas, les mots qui contenaient à n’en pas douter un grand secret. J’ai surpris la voix de la terre rêvant tout haut mais notre désaccord foncier, le mauvais vouloir, l’hostilité qu’elle nous a marqués, d’emblée, à nous qui pourtant étions ses enfants, n’a pas permis que j’en recueille le dire, que je sois introduit, trop passager, périssable, sans doute, à de profondes, d’éternelles vérités.

Pierre Bergounioux, Le chevron, Verdier, p. 14.

Élisabeth Mazeron, 3 mars 2008
espérance

Pourquoi ne pouvons-nous pas tout arrêter, nous rendre invisible, inaudible, saborder tout contact avec le siècle ? À cause de l’absurde espérance, bien sûr : elle nous force à maintenir ouverts les canaux qui nous relient à lui ; car le départ est impossible à faire, en eux, de ce qui ne peut que nous importuner affreusement, la bureaucratie d’exister, tellement paperassière, elle aussi, tatillonne, dure d’oreille, et du miracle qui nous rendrait la paix. Aussi sommes-nous forcés de laisser tourner les machines d’être au monde, mais à leur régime le plus doux, le plus simple. Toute phrase est encore trop : ce qu’écrivant je parle nécessaire d’un autre, de l’autre, puisque je ne cesse, pour ma part, d’en sécréter sans y penser, comme on voit.

Renaud Camus, Le lac de Caresse, P.O.L., pp. 34-35.

Élisabeth Mazeron, 7 fév. 2009
phantasmes

Dino Egger n’est pas un de ces phantasmes, sa pomme d’Adam rougit sous le feu du rasoir, ses cheveux ne tiennent qu’à un fil sur son crâne, il est sujet à des maladies triviales et humiliantes, à des abcès dentaires, à des accès de rage ou d’impatience. Il vivra un temps de petits larcins, d’expédients inavouables. Un marron sur son chemin, il donnera un coup de pied dedans. Il se masturbera sur des images. Il aura peur des chiens, des araignées et des chauve-souris. Il n’est pas beau, et je suis poli. Un jour, il avale une limace minuscule avec sa feuille de salade. Parfois, il pousse une porte qu’il fallait tirer pour ouvrir, et parfois, le contraire lui arrive aussi, tire quand il faudrait pousser. Sa prodigieuse intelligence se forge dans les épreuves, contre ce corps vulnérable, débile, malhabile, qu’il désavoue, où il se trouve logé comme une famille dans une cave et qu’il ne fait pas sien, ne passant vraiment dedans que ses nuits, hors de lui tout le long du jour, dans le nuage de craie de ses calculs, dans le songe de ses pensées.

Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 34.

Cécile Carret, 27 janv. 2011
rechampi

Rien de tel qu’un brave lieu commun bien rechampi.

Jean-Pierre Georges, Le moi chronique, Les Carnets du Dessert de Lune, p. 64.

David Farreny, 11 sept. 2014
plus

La société est souvent injuste, mais pas comme les vaniteux l’imaginent.

Il y a toujours plus de maîtres qui ne méritent pas leur place que de serviteurs qui ne méritent pas la leur.

Nicolás Gómez Dávila, Scolies à un texte implicite, p. 256.

David Farreny, 26 mai 2015

mot(s) :

auteur :

rechercher 🔍fermer