pensée

Tout est dans la manière, et toute la manière est dans une pensée.

Henri Thomas, Londres, 1955, Fata Morgana, p. 25.

David Farreny, 14 avr. 2002
naître

Ma mère […]. Elle a tout fait pour que je vive, c’est naître qu’il aurait pas fallu.

Louis-Ferdinand Céline, Mort à crédit, Le Livre de poche, p. 43.

Guillaume Colnot, 8 nov. 2003
jeu

Nous nous sommes regardés un certain nombre de fois, par petits coups, ce que j’appelais alors des regards en point d’interrogation. Je jouais volontiers à ce jeu-là. Cela marche ou cela ne marche pas.

Cela a marché. Après quelques minutes, elle n’a pu s’empêcher de rire.

— Vous êtes drôle. Qu’est-ce que vous me voulez ?

— Je ne sais pas encore.

Georges Simenon, L’homme au petit chien, Presses de la Cité.

Cécile Carret, 11 mars 2007
trancher

Oraliser le poème, le lire en public à voix haute, m’est devenu possible, mais cela n’allait pas de soi, et n’est aucunement devenu une nécessité. Le poème reste d’abord une musique mentale, pour l’oreille interne. La page est sonore et silencieuse à la fois, une sorte de musique d’œil où j’entends parfaitement rythmes et sons. On peut ajouter que lire à voix haute force à trancher entre des propositions que la page laissait simultanément libres. En lisant, j’impose telle connexion de sens, alors que l’écrit me permettait de le laisser flottant. La même question se pose pour la traduction du poème en une autre langue. Si j’écris « la vie / dure », la voix ou le traducteur devra trancher entre verbe et adjectif, alors que l’écrit cumule les deux possibilités. Cette question de l’épaisseur du simple m’intéresse depuis longtemps.

Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 31.

Cécile Carret, 4 mars 2010
inculture

Ils sont trop puissants, ils sont trop nombreux, ils sont trop sûrs d’avoir raison. Peut-être ont-ils trop raison, même. Pourquoi se gâcher la vie éternellement à lutter contre une emprise dont on voit bien qu’elle est désormais à peu près totale, qu’elle a tous les pouvoirs de son côté, que non seulement elle s’est arrogé le monopole de la morale, mais qu’elle se le voit universellement reconnu, ou peu s’en faut ? Je n’éprouve pas de plaisir à incarner éternellement le méchant, le salaud, le besogneux ennemi public. Très tôt s’est abattue sur moi la malédiction de ne croire à peu près rien de ce qu’il faut croire pour vivre heureux et tranquille dans la société de mon temps. Je ne puis pas changer mes convictions. Mais je puis d’autant mieux les taire que je les ai déjà beaucoup exprimées, même si elles n’ont pas rencontré beaucoup d’écho. […]

J’en suis arrivé à la conclusion que le multiculturalisme impliquait la grande déculturation, soit qu’il l’entraîne, soit qu’il ne puisse fleurir que sur elle. Il l’exige et il l’impose. La culture c’est d’abord (ne serait-ce que chronologiquement) la voix des ancêtres. Or le multiculturalisme ne veut pas d’ancêtres, et le nivellement social non plus : les ancêtres sont un privilège, les ancêtres sont une vanité, les ancêtres sont un instrument de ségrégation sociale, les ancêtres, en société pluriethnique et multiculturelle, sont une perpétuelle source de conflits possibles. Le multiculturalisme est une inculture. Il l’est nécessairement, car il rabat tout sur le présent, tandis que la culture est le relief du temps, un jeu, une distance, une ironie à l’endroit de ce qui survient, le sourire aristocratique des morts.

Renaud Camus, « dimanche 9 novembre 2008 », Au nom de Vancouver. Journal 2008, Fayard, pp. 374-375.

David Farreny, 23 juin 2010
résonance

Tout était changé, mes résistances enfoncées. Je ne comprenais plus comment j’avais pu me refuser cette joie, cet enrichissement de mon monde intérieur. C’est sans doute Bach qui était le plus convaincant, parce que le plus surprenant et inouï. Le rythme, les mélodies et leurs variations, la composition lisible au moins dans ses grandes lignes, et très clairement, la coexistence d’une simplicité mélodique et de réserves de complexité, j’avais espéré cela. […] L’ennui, Bach révélait qu’il était riche de formes virtuelles, du goût de vivre et de la joie d’avoir un espace de résonance en soi, l’ennui était fait pour accueillir ça, Bach, « ça » en révélait la profondeur, qui jusqu’alors semblait n’être qu’une inertie mentale dans laquelle les pensées tournaient en rond.

Pierre Pachet, Sans amour, Denoël, p. 45.

Cécile Carret, 13 mars 2011
statue

F. a annoncé son arrivée par quelques lignes. Je ne la saisis pas, elle est extraordinaire, ou plutôt, je la saisis, mais je ne peux pas la tenir. Je cours autour d’elle en aboyant comme un chien nerveux autour d’une statue, ou encore, pour montrer l’image contraire, tout aussi vraie : je la regarde comme l’animal empaillé contemple l’être humain vivant paisiblement dans sa chambre. Demi-vérités, millièmes de vérités. Seul est vrai le fait que F. viendra probablement.

Franz Kafka, « Lettre à Max Brod (mi-septembre 1917) », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 796.

David Farreny, 29 juin 2014
rechampi

Rien de tel qu’un brave lieu commun bien rechampi.

Jean-Pierre Georges, Le moi chronique, Les Carnets du Dessert de Lune, p. 64.

David Farreny, 11 sept. 2014
malgré

Malgré tout, les cages fournissent, à peu près, un rayon de soleil par barreau.

Baldomero Fernández Moreno, « Air aphoristique », Le papillon et la poutre.

David Farreny, 7 juil. 2015
espèce

Faire un enfant pour voir. C’est ça la pulsion de fond, il n’y a pas d’autre raison. Un passage à l’acte qui épuise le sens de cet acte. On veut vérifier une hypothèse, même si on se doute que le résultat sera négatif. Personne ne croit que ça va ajouter quelque chose. Qu’on sera plus heureux, plus unis, plus comblés. Personne ne croit au fond que l’enfant sera meilleur que l’adulte. On liquide à chaque fois une hypothèse.

À hauteur d’individu, il n’y a pas de raison de faire un enfant. À hauteur d’espèce, il y a toutes les raisons. Mais est-ce que je suis l’espèce ? Est-ce que tu es l’espèce ? Est-ce que c’est l’espèce que j’aime en toi ? Ce que j’aime en toi, ce qui m’attire en toi, c’est ce qui t’extrait de l’espèce. Ce qui, comme une grâce, t’en absout. Et voilà qu’un jour tu mets en avant un instinct qui est le contraire de ce qui m’a attiré. Un instinct dont la cause est en dehors de ce que j’ai aimé.

Philippe Muray, « 28 février 1986 », Ultima necat (II), Les Belles Lettres, p. 30.

David Farreny, 28 fév. 2016

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