autres

On dit que la jeunesse est l’âge de l’espoir, justement parce que, quand on est jeune, on espère confusément quelque chose des autres comme de soi-même — on ne sait pas encore que les autres sont précisément les autres.

Cesare Pavese, Le métier de vivre, Gallimard, p. 168.

David Farreny, 24 mai 2003
exode

Est-ce possible qu’il n’y ait rien à ce point, et que ce soit si lourd… Je suis découragé. J’ai un cerveau d’après exode lexical, y rencontrer ne serait-ce qu’une virgule tiendrait du miracle. Aucun mot ne se présente à mon esprit. Je prends sur l’étagère un livre que j’ai écrit, le feuillette et reste incrédule devant certaines petites proses pas si mal troussées. Je n’en reviens pas. Je dois renoncer définitivement à l’écriture. Je suis donc libre. Mais n’ayant malheureusement rien prévu de tel pour ma vie.

Jean-Pierre Georges, Aucun rôle dans l’espèce, Tarabuste, p. 89.

Élisabeth Mazeron, 28 juin 2006
passoire

Je ne sais plus que verser des larmes sur chaque journée perdue, sur du temps enfui que je devrais pourtant retenir dans ma passoire de poète.

Jean-Pierre Georges, Aucun rôle dans l’espèce, Tarabuste, p. 116.

Élisabeth Mazeron, 28 juin 2006
condamnerais

Je condamnerais définitivement un homme sur un tic de langage mais non pas pour l’avoir vu assassiner sa mère.

Jean-Paul Sartre, « vendredi 24 novembre 1939 », Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, p. 230.

David Farreny, 26 déc. 2006
tirer

J’ai un tas d’idées pour mon travail et en continuant la figure très assidûment, je trouverai possiblement du neuf.

Mais que veux-tu, parfois, je me sens trop faible contre les circonstances données, et il faudrait être et plus sage et plus riche et plus jeune pour vaincre.

Heureusement pour moi, je ne tiens plus aucunement à une victoire, et dans la peinture, je ne cherche que le moyen de me tirer de la vie.

Vincent van Gogh, « Arles, août 1888 », Lettres à son frère Théo, Gallimard, p. 400.

David Farreny, 2 juil. 2009
aube

Personne, dans ce décor, pour soupçonner que la nuit aurait une fin. Tout était prêt à s’en tenir là, à la nuit. Cela s’était fait si naturellement.

Personne pour penser que l’aube viendrait par tous les orifices et poinçonnerait des motifs sur les vases d’étain, peindrait des fleurs sur la frise de la tapisserie, ferait sortir les yeux du bois, lancerait des cônes poudreux à travers l’espace où flottait un lustre à pendeloques. Le contour d’une porte se dessinerait, et ses rectangles emboîtés ; au-delà du tapis, par groupes, les dalles émergeraient du sol, le parsemant de petits lacs mats, jusqu’au fond d’une cheminée où deux bûches s’effondreraient dans la cendre. Un calendrier montrerait Venise et le bleu du ciel, encore noir, se refléterait dans les canaux. Juste en dessous, des clés pendraient.

Un point rouge s’allumerait dans la cuisine, au flanc de la cafetière automatique d’où s’échapperaient bientôt des vapeurs parfumées tandis que le jour qui darderait par les fentes des volets ses lignes obliques sortirait de leur gangue coquetiers et casseroles, classées par tailles sous les crochets. En continu, le moteur du Frigidaire pousserait un roulement grave où se mireraient en festons les rots de la cafetière. Partout s’allumeraient des carreaux et encore des fleurs, des fleurs de céramique, des fleurs qui n’en seraient pas, mais à qui l’aube permettrait d’en être, le temps qu’elles redeviennent bibelots, cendriers, poignées de portes.

On n’en était pas là. On dormait chez les Langre.

Pas d’aube.

Luc Blanvillain, Olaf chez les Langre, Quespire, p. 25.

Cécile Carret, 27 août 2009
possibles

Il croyait avoir acquis avec le temps une sorte de sens pour les endroits où des juke-box étaient possibles. Dans les centres des villes il y avait peu d’espoir, ni dans les quartiers rénovés ni à proximité de monuments, des parcs ou des allées (sans même parler des quartiers résidentiels). Presque jamais il n’était tombé dessus dans des villes thermales ou des stations de ski (mais les localités voisines, à l’écart et pour ainsi dire jamais nommées, en étaient susceptibles : ô Samedan près de Saint-Moritz), presque jamais dans des ports de plaisance ou dans des stations balnéaires (mais bien dans des ports de pêche et plus fréquemment encore aux départs des bacs : ô Douvres, ô Ostende, ô Reggio de Calabre, ô Le Pirée, ô Kyle of Lochalsh avec le bac pour les Hébrides intérieures, ô Aomori tout au nord de la principale île japonaise Hondo avec le bac pour Hokkaido, entre-temps supprimé), moins souvent dans des établissements sur la terre ferme ou à l’intérieur des terres que sur des îles ou à proximité des frontières.

Peter Handke, « Essai sur le juke-box », Essai sur la fatigue. Essai sur le juke-box. Essai sur la journée réussie, Gallimard, pp. 92-93.

David Farreny, 31 oct. 2009
compris

Je la voyais autant dire pour la première fois, mais sa forme me pénétra d’un coup. De la nuque pâle, sous les nœuds de la lourde tresse, jusqu’aux fins talons, je devinai son corps, le parcourus, et m’en délectai comme d’une offrande personnelle. Je compris et goûtai le grand front large et les beaux yeux pleins de douceur, j’aimai le nez, la bouche aux fins coins d’ombre, et le dessin du cou, et l’équilibre superbe des épaules. Mon désir volait cet ensemble merveilleux, je ne me reconnaissais plus, j’étais évadé de moi-même.

Quelque chose de considérable venait de se produire, que j’acceptais dévotement. Le jet bref d’un regard avait mis bas tous mes calculs. Dédaigneux de la foule, dont la rumeur montait sans m’atteindre, je n’avais d’yeux que pour cette femme, et tous mes sens convergeaient vers son masque clair. Une magie insoupçonnée dénaturait mes réflexions. Je voyais choir mes fameux plans et mes risibles stratégies, et je me laissais faire, heureux, et subissais ce cher martyre, voluptueusement. Mon passé, douloureux ou puéril, mes bonheurs étriqués, mes remords, Jeanne, l’odeur cadavéreuse de ma vie, l’avenir, tout cela enfin glissait, fondait, croulait en cascade le long de mon être, comme d’un corps un linge fatigué.

Félix Vallotton, La vie meurtrière, Phébus, pp. 74-75.

David Farreny, 13 juil. 2010
traître

Melvin était loin d’être le premier à avoir besoin d’exister pour moi et à sentir qu’avec moi tout était possible. Néanmoins, il était rare que cela me soit dit si simplement et clairement.

Quand je reçois ce genre de propos, je ne sais pas très bien quel effet cela me fait : un mélange d’émotion et d’inquiétude. Pour comparer de tels mots à un cadeau, c’est comme offrir un chien. On est touché par l’animal, mais on pense qu’il va falloir s’en occuper et qu’on n’a rien demandé de pareil. D’autre part, le chien est là avec ses bons yeux, on se dit qu’il n’y est pour rien, qu’on lui donnera les restes du repas à manger, que ce sera facile. Tragique erreur, inévitable pourtant. […] Il y a des phrases-chiens. C’est traître.

Amélie Nothomb, Une forme de vie, Albin Michel, pp. 59-60.

Élisabeth Mazeron, 26 sept. 2010
antiquité

L’hymne est adapté d’une chanson napolitaine. Dans tous les villages de l’Österland, du Götaland, on entonne Sankta Lucia avec la ferveur d’un Caruso glorifiant le Pausilippe. La lueur des bougies se répand dans les rues, tremble sur les neiges, comme la lave qui coule du Vésuve fait scintiller la mer. Le suédois, remplaçant l’italien, lui emprunte un peu de soleil et de catholicité, troublant au fond de l’âme ces sentiments qui tressaillent au chant grégorien. Est-il possible d’obtenir plus d’effets avec moins d’apprêts ? On ne peut entendre ces accords sans avoir la gorge nouée — et si l’on devait se joindre au chœur, l’auditeur percevrait des sanglots dans nos voix. On ignore ce qu’il faut admirer le plus : la modestie de la mise en scène, sa naïveté, sa familiarité, sa beauté, son mystère, son antiquité, sa longévité. On sait simplement que, pour nous, quelque chose s’est perdu qui ne se retrouvera jamais — la jeunesse, la foi, l’étincelle ?

Il est aussi des mots trop froids qui fondent dès que notre langue les touche. De ceux que le suédois a cristallisés autour de la racine snösnöblandad, neige fondue, snöblind, aveuglé par la neige, snöbollskrig, bataille de boules de neige, snöglopp, neige mouillée —, le plus fragile et le plus beau est sans doute snölykta, qui désigne la lanterne de neige, une pyramide de boules à l’intérieur de laquelle on glisse un lumignon, et que l’on place au débouché d’une allée, au pied d’un perron, partout où elle peut égayer la nuit. Comme les couronnes de bougies de Sankta Lucia, la flamme brille au cœur de la neige, rougeoie, chancelle, chatoie, tente l’impossible union de la glace et du feu : c’est le printemps qui se débat dans l’hiver.

Thierry Laget, « Discours de Stockholm », «  Théodore Balmoral  » n° 74, printemps-été 2014, pp. 48-49.

David Farreny, 7 juil. 2014

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