Quand la vérité n’a pas grand intérêt, le mensonge est légitime.
Philippe Jaenada, La grande à bouche molle, Julliard, p. 57.
L’aventure s’est délayée dans l’ennui. Voilà des semaines que la même savane austère se déroule sous mes yeux, si aride que les plantes vivantes sont peu discernables des fanes subsistant çà et là d’un campement abandonné. Les traces noircies des feux de brousse paraissent l’aboutissement naturel de cette marche unanime vers la calcination.
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Plon, p. 381.
Je me suis levé à huit heures pour aller chez la radiologue. Elle a l’air d’une pute de la rue Saint-Denis, sympathique et drôle, avec un accent étonnant. Pendant que j’attendais, je l’entendais discuter avec une amie à qui elle faisait toute sorte de reproches :
« Je ne te fais pas de reproches, je constate, c’est tout. Tu es comme ça tu es comme ça : tu n’y peux rien, peut-être, et moi non plus. Je ne te fais pas de reproches : JE CONSTATE. »
Rien d’extra : ordinaire, comme dirait Aragon. On se serait cru à la maison.
Renaud Camus, « mercredi 3 novembre 1976 », Journal de « Travers » (2), Fayard, p. 1219.
La neige sur les toits millier de pages
une bande d’étourneaux les notes de Satie
une à une dans l’hiver comme un pincement
les années qui s’ébattent s’emboutissent
déferlement d’inclassables saisons. Cette
promenade toujours refusée par l’Amour menu !
Le coteau n’était-il pas de neige lui aussi
cela devient historique mais vivrais-je cent ans
que rien de plus ne sortirait de ce petit
cadavre. Enfin Jeanne souvenez-vous, Chinon ?
Jean-Pierre Georges, Dizains disette, Le Dé bleu, p. 76.
Quand ça me prend de circuler au creux des vagues
de gens chargés d’une journée de travail nul
et que je scrute chaque face pour trouver
je ne sais quel message en ces regards d’adultes
alors comme tant d’obsédés qu’on voit toujours
s’arrêter dans la foule grise dans la foule
molle bouffer avidement des yeux l’objet
précis qu’une vie tordue leur présente inlas-
sablement aux proclivités de leur désir
comme eux je m’arrête moi aussi et je plante
mon esprit dans le corps des enfants insouciants
car seulement en eux je vois que ça peut être
tellement beau la condition humaine ou bien
que ce serait tellement frais si je pouvais
me saisir de ces vies pour les humer de près.
Mais le jour peu à peu se dilue dans la brume :
il ne me reste de la rue que le bitume.
William Cliff, « La rue », Marcher au charbon, Gallimard, p. 26.
Le célibat. Boire. Qu’est-ce que la soûlographie ? Sinon une manière liquide de correspondre, grâce au vin, ou à l’alcool, à notre état naturel, qui est malheureux. Il faut qu’on parvienne à l’être-malheureux euphoriquement, superficiellement, pour pouvoir dire que sans le vin, tout irait bien.
Georges Perros, « Feuilles mortes », Papiers collés (3), Gallimard, p. 281.
Et sans nous lasser, dans nos rêves enfiévrés de désir, nous reprenons la quête tâtonnante, explorant de ce passé chaque détail, chaque pli. Et le sentiment nous vient alors que nous n’avons pas eu notre pleine mesure de vie et d’amour, mais ce que nous laissâmes échapper, nul repentir ne peut nous le rendre.
Ernst Jünger, Sur les falaises de marbre, Gallimard, p. 9.
Très simple à expliquer, le paysage, en dépit de la diversité de ses aspects. Le puissant massif qui couvre la Norvège septentrionale s’élève à peu près partout à pic au-dessus de l’océan, en falaises gigantesques, précédé d’îles montueuses pareilles à des blocs détachés de l’énorme édifice continental. De Throndhjem au cap Nord le vapeur longe la base de cette formidable muraille. À droite c’est un entassement de pics et d’escarpements fantastiques ; à gauche, un archipel infini, dissimulant presque complètement la vue de l’océan ; à peine de loin en loin, par l’entrebâillement d’un chenal, un bout de mer bleue apparaît-il dans un horizon vague de mirage. Entre Throndhjem et Bodö, le skjœrgaard atteint son plus grand développement, composé de centaines et même de milliers de rochers essaimés jusqu’à 50 kilomètres au large. Derrière cette épaisse digue la nappe des fjords reste calme ; pas la plus légère houle, pas la moindre risée à la surface de l’eau.
Toutes ces pierres sont polies, comme passées à la meule ; toutes ces montagnes grattées et émoussées ; des îlots très bas ont l’aspect d’œufs flottant à la surface de la mer. L’énorme coupole de glace qui a recouvert le Nord scandinave durant la période quaternaire a étendu sur l’archipel son épais revêtement cristallin. La lente friction des glaciers a poli les cimes, érodé les aspérités, strié les monticules, et à travers les siècles ce faciès singulier s’est maintenu intact.
Charles Rabot, Au cap Nord. Aux fjords de Norvège et aux forêts de Suède, Hachette.
Vers l’âge de 50 ans, débarrassées des charges et responsabilités qu’elles avaient acceptées bon gré mal gré, délivrées aussi sans doute du souci de plaire, les femmes se découvrent une vitalité nouvelle, un goût vorace pour la culture, le chant, les voyages.
C’est le moment où les hommes, de leur côté, tentés par l’inertie, restreignent leurs ambitions, renoncent à beaucoup de choses, se résignent paresseusement, complaisamment, à leur sort et à leurs limites.
Le couple devient comique. Tandis que Marcel s’enfonce dans son canapé, Josyane parcourt l’Inde sac au dos.
Éric Chevillard, « lundi 15 août 2016 », L’autofictif. 🔗