voyage

De chaque voyage, même très court, je reviens comme d’un sommeil entrecoupé de rêves — une torpeur confuse, toutes mes sensations collées les unes aux autres, saoul de ce que j’ai vu.

Pour connaître le repos, il me manque la santé de l’âme. Pour le mouvement, il me manque quelque chose qui se trouve entre l’âme et le corps ; ce qui se dérobe à moi, ce ne sont pas les gestes, mais l’envie de les faire.

Il m’est arrivé bien souvent de vouloir traverser le fleuve, ces dix minutes qui séparent le Terreiro do Paço de Cacilhas. Et j’ai presque toujours été intimidé par tout ce monde, par moi-même et par mon projet. J’y suis allé quelquefois, toujours oppressé, ne posant réellement le pied sur le sol que sur la terre ferme du retour.

Lorsqu’on ressent trop vivement, le Tage est un Atlantique innombrable, et la rive d’en face un autre continent, voire un autre univers.

Fernando Pessoa, « Autobiographie sans événements », Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, p. 147.

Guillaume Colnot, 8 nov. 2002
besoin

Faut-il en conclure que l’écriture m’est devenue nécessaire ? L’expression de cette pensée m’est pénible : je trouve cela kitsch, convenu, vulgaire ; mais la réalité l’est encore bien davantage. Il doit pourtant y avoir eu des moments, me dis-je, où la vie me suffisait ; la vie, pleine et entière. La vie, normalement, devrait suffire aux vivants. Je ne sais pas ce qui s’est passé, sans doute une déception quelconque, j’ai oublié ; mais je ne trouve pas normal qu’on ait besoin d’écrire. Ni même qu’on ait besoin de lire. Et pourtant.

Michel Houellebecq, « Ciel, terre, soleil », Lanzarote, Flammarion, p. 93.

Élisabeth Mazeron, 4 mars 2008
problèmes

Un des gros problèmes que j’ai c’est avec les films étirables.

Jean-Pierre Georges, L’éphémère dure toujours, Tarabuste, p. 7.

David Farreny, 9 juin 2008
tenant

Les sentiments et impressions les plus contradictoires se superposent et se mélangent en nous de façon littéralement indescriptible à n’importe quel moment donné, de sorte que sont bien rares les états d’enthousiasmes parfaits, de mélancolie rigoureuse, de fureur sans scrupule et même d’amour sans restriction. Les humeurs d’un seul tenant sont une invention des romans, nées de notre incapacité à observer, de notre paresse à décrire, du désir du lecteur, aussi, de rencontrer des situations claires, des idées simples, des opinions tranchées, des phrases qui disent ce qu’elles veulent dire, afin qu’on en finisse et que l’on puisse se faire, des auteurs, des livres et de chacun de leurs chapitres, une image précise, utile à la mémoire comme à la conversation. […] Il faudrait inventer une littérature qui se libère de cette contrainte-là, qui sache pétrir la simultanéité, la contradiction, la vérité de la vérité. Mais ce soir je ne puis.

Renaud Camus, « dimanche 15 mai 1988 », Aguets. Journal 1988, P.O.L., pp. 171-172.

David Farreny, 21 août 2011
boire

Le célibat. Boire. Qu’est-ce que la soûlographie ? Sinon une manière liquide de correspondre, grâce au vin, ou à l’alcool, à notre état naturel, qui est malheureux. Il faut qu’on parvienne à l’être-malheureux euphoriquement, superficiellement, pour pouvoir dire que sans le vin, tout irait bien.

Georges Perros, « Feuilles mortes », Papiers collés (3), Gallimard, p. 281.

David Farreny, 27 mars 2012
carte

Ni l’un ni l’autre nous n’avions l’habitude de ces restaurants dont la carte présente une variété presque infinie. Ma femme surtout. Dans l’impossibilité de goûter simultanément à tout, elle ne parvenait pas à fixer son choix, ses yeux passaient d’un coin de la carte à l’autre, reflétant l’image coloriée de plats qui s’annulaient l’un l’autre, se mouillant, elle s’absorbant dans un rêve consultatif et silencieux, pendant que le garçon irrité tapait du pied devant sa chaise, se raclait la gorge avec une impertinence de plus en plus marquée et finissait par disparaître comme si on l’avait insulté.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 78.

Cécile Carret, 18 juin 2012
petitesse

Arsène, du plus haut de son esprit, contemple les hommes ; et dans l’éloignement d’où il les voit, il est comme effrayé de leur petitesse. Loué, exalté, et porté jusqu’aux cieux par de certaines gens qui se sont promis de s’admirer réciproquement, il croit, avec quelque mérite qu’il a, posséder tout celui qu’on peut avoir, et qu’il n’aura jamais […].

Jean de La Bruyère, « Les caractères ou les mœurs de ce siècle », Œuvres complètes (1), Henri Plon, p. 211.

Guillaume Colnot, 27 fév. 2013
lecteurs

Le grand mensonge de la littérature consista à nous faire accroire que les femmes étaient romantiques et sentimentales. En sorte que nous autres, lecteurs crédules, nous eûmes bien souvent le cœur déchiré en les voyant céder si facilement aux avances de brutes libidineuses et sans manières dont les propositions directes les rassuraient davantage sur leur pouvoir de séduction que nos regards éperdus, nos lettres contournées et nos louvoiements pathétiques.

Éric Chevillard, « lundi 1er juillet 2013 », L’autofictif. 🔗

Cécile Carret, 2 juil. 2013
mathématiques

J’ai gardé de cette expérience une défiance certainement aussi injuste que ma haine enfantine envers l’Oulipo, comme si les petites mécaniques savantes de ces écrivains ingénieurs et mathématiciens avaient la prétention de mettre la littérature en coupe réglée. Je ne peux admettre cette alliance contre-nature, elle me révulse. Trahison ! C’est remettre les clés de la ville à l’ennemi qui encercle nos murs. C’est appareiller de prothèses métalliques notre corps élastique, c’est canaliser le fleuve sauvage au moyen de logiques conçues pour déterminer la durée de remplissage des baignoires, c’est contraindre la pensée enfin et juguler sa féconde digression.

Il existe pourtant une ivresse des mathématiques, me dit-on, une extase, une beauté pure, absolue, affranchie des contingences. Un nombre d’or ! Certains tableaux noirs couverts de chiffres seraient des tableaux de maître.

C’est possible.

Mais ne me laissez jamais entrer dans ce musée avec une éponge humide !

Éric Chevillard, Le désordre azerty, Minuit, p. 165.

Cécile Carret, 9 mars 2014
relire

« Je ne lis plus. Je relis. » Cela peut paraître pédant. Mais ça ne l’est pas. Arrivé à un certain âge, nous — du moins en ce qui me concerne — réalisons que nous ne gardons aucun souvenir de ce qu’à une époque nous avons lu. Nous sommes alors saisis d’effroi et nous nous mettons à relire.

Iñaki Uriarte, Bâiller devant Dieu, Séguier, p. 240.

David Farreny, 28 fév. 2024

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