Cette fatigue est loin de m’être particulière. Et c’est elle qui vous ôte de plus en plus toute envie d’échanger des idées avec quiconque. J’ai presque renoncé à écouter le contenu des paroles et me borne à écouter la manière dont elles sont énoncées.
Witold Gombrowicz, Journal (1), Gallimard, p. 71.
Je sais bien qu’il existe des îles, loin vers le Sud, et de grandes passions cosmopolites.
Fernando Pessoa, « Autobiographie sans événements », Le livre de l’intranquillité (édition intégrale), Christian Bourgois, p. 52.
Mes bras, mes doigts, je peux les dénombrer ainsi que, plus sourdement, mes entrailles.
François Rosset, Froideur, Michalon, p. 160.
Mais, pour conclure sur le chant des oiseaux, j’ajouterai que le spectacle de la joie chez autrui, lorsqu’il n’y a pas lieu d’en être jaloux, nous réconforte et nous égaie toujours, et que par suite il faut louer la nature d’avoir pris soin que le chant des oiseaux, qui est une manifestation d’allégresse et une sorte de rire, fût chose publique ; contrairement au chant et au rire humains qui, eu égard au reste du monde, demeurent chose privée. Et c’est par une sage disposition de la nature que la terre et l’air sont remplis d’animaux qui, de leurs cris de joie sonores et incessants, applaudissent tout le jour à l’existence universelle et incitent à l’allégresse les autres créatures, en leur délivrant le témoignage perpétuel, quoique mensonger, de la félicité des choses.
Giacomo Leopardi, « Éloge des oiseaux », Petites œuvres morales, Allia, p. 171.
Les vaches vivent à l’horizon dans l’immanence des champs. Loin de nous. Loin de tous.
Frédéric Boyer, Vaches, P.O.L., p. 15.
D’une des étroites façades, dans cette rangée de maisons anciennes mais nullement déchues. Pourquoi, juste au passage devant cette maison, ce coup de sentiments et le progrès d’une formule ?
Il pense : « Nous vivrons… » (Un visage maigre et creusé, fin, avec un léger tic des lèvres, chevelure qui blanchit aux tempes.) « Nous vivrons… »
Henri Thomas, Londres, 1955, Fata Morgana, p. 9.
Le monde est une construction transitoire. Il naît de nos actes. Nos mains, notre esprit lui confèrent, jour après jour, sa consistance et ses contours, ses permanences, son devenir.
Son sens, s’il est sujet à varier, c’est parce que, pour peu de temps, encore, nous sommes divers, tributaires d’un passé distinct, porteurs de dispositions à la fois spéciales et génériques, élaborées au creuset des États-nations qui se formèrent au seuil des Temps modernes. Il se peut que la mondialisation engendre bientôt un homme global, hédoniste et calculateur, surinformé, cosmopolite, interchangeable, affranchi des vieilles attaches qu’on avait avec un lieu, des proches, une patrie, lavé des particularités archaïques qui faisaient la diversité de l’espèce.
L’anthropologie, bientôt, sera sans objet, l’histoire, celle des groupes industriels et financiers aux prises pour la domination du marché, le destin des peuples, un simple compte d’exploitation. Nous sommes à la veille d’une ère planétaire qui verra les standards néo-libéraux supplanter l’infinie bigarrure des civilisations accrochées, comme les plantes, les roches, les bêtes, à un repli de la terre où elles avaient fleuri et fructifié.
Pierre Bergounioux, « Italie », Les restes du monde, Fata Morgana, pp. 43-44.
La réponse n’est pas hors du texte ou dans le texte. Elle est le texte.
Georges Perros, Papiers collés (3), Gallimard, p. 95.
De ma chambre qui donne sur la cour, j’entends le bal public qui de tangos en fanfares va lentement aller jusqu’au matin. Il est bien vrai que Paris a pompé la France entière, tout ce qui se crée en province est condamné à être démodé avant même de naître, sauf, me semble-t-il, dans le Midi.
Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 31.
Hier après-midi, j’eus d’abord de la peine à supporter Valli, mais une fois que je lui eus prêté Die Missgeschickten et que, ayant lu depuis un bon moment déjà, elle m’a semblé devoir se trouver convenablement sous l’influence de l’histoire, je me suis mis à l’aimer à cause de cette influence et je lui ai fait une caresse.
Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 136.
Prenons par exemple, assise dans une cellule vide et cubique d’apparence carcérale, une jeune femme nommée Céleste Oppenheim.
Jean Echenoz, « Nitrox », Caprice de la reine, Minuit, p. 87.