arrondi

Présence obsédante de l’eau. On suit des fleuves, c’est relayé par des canaux. Il y a ces étangs du dimanche, creusés en arrondi au bulldozer, et tout autour des bancs sans dossier ni ombre. Arbres minces en tuteur, et une cabane en tôle. Un grillage haut avec portail fer forgé qui a dû coûter plus cher que le terrain.

François Bon, Paysage fer, Verdier, p. 9.

David Farreny, 24 janv. 2003
rêve

Il y a un apparaître qui est propre à ce monde. Souvent il y a des rêves. Quelquefois il faut retirer la toile sur le lit et montrer les corps qui s’aiment. Parfois il faut montrer les ponts et les hameaux, les tours et les belvédères, les bateaux et les chariots, les personnages dans leurs habitations avec leurs animaux domestiques. Parfois la brume suffit ou la montagne. Parfois un arbre qui s’incline sous les rafales de vent suffit. Parfois même la nuit suffit, plutôt que le rêve qui rend présent à l’âme ce dont elle manque ou ce qu’elle a perdu.

Pascal Quignard, Terrasse à Rome, Gallimard, p. 50.

Élisabeth Mazeron, 12 déc. 2003
légitime

Nous avons dit qu’une raison pour vivre est d’avoir vécu, et nous l’avons démontré par l’échelle des probabilités de la durée de la vie ; cette probabilité est à la vérité d’autant plus petite que l’âge est grand, mais lorsqu’il est complet, c’est-à-dire à quatre-vingts ans, cette même probabilité qui décroît de moins en moins devient pour ainsi dire stationnaire et fixe. Si l’on peut parier un contre un qu’un homme de quatre-vingts ans vivra trois ans de plus, on peut le parier de même pour un homme de quatre-vingt-trois, de quatre-vingt-six, et peut-être encore pour un homme de quatre-vingt-dix ans. Nous avons donc toujours dans l’âge même le plus avancé l’espérance légitime de trois années de vie. Et trois années ne sont-elles pas une vie complète, ne suffisent-elles pas aux projets d’un homme sage ?

Buffon, « De l’homme », Histoire naturelle, Gallimard, p. 104.

David Farreny, 23 janv. 2006
phrase

Montlosier était resté à cheval sur la renommée de sa fameuse phrase de la croix de bois, phrase un peu ratissée par moi, quand je l’ai reproduite, mais vraie au fond. En quittant la France, il se rendit à Coblentz : mal reçu des Princes, il eut une querelle, se battit la nuit au bord du Rhin et fut embroché. Ne pouvant remuer et n’y voyant goutte, il demanda aux témoins si la pointe de l’épée passait par-derrière : « De trois pouces », lui dirent ceux-ci qui tâtèrent. « Alors ce n’est rien », répondit Montlosier : « monsieur, retirez votre botte. »

François-René, vicomte de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe (1), Le livre de poche, p. 400.

Guillaume Colnot, 17 mai 2007
joué

Louise, déchaînée, grossière (à cause des chaussures manquées) :

— Des godillots défraîchis, c’est à quoi me donne droit le grand amour sur lequel j’ai joué toute ma vie.

Louise amère. Consternée. Grincheuse. Plaintive. Soudain lasse de vivre. Les traits tirés. Le masque prématurément vieilli. Les yeux fatigués. En route pour le suicide. Les cimetières. Les chrysanthèmes. L’hôpital. La salle commune. L’indigence. La mendicité. À la dérive. À quoi bon vivre. En imagination prête pour les jérémiades, les lamentations. Les hanches lourdes. Les jupes négligées. La vie gâchée. Les savates éculées. Louise mal mariée. Soudain accablée, révoltée. Un ciel sourd et vide. Louise douloureuse, décoiffée, rébarbative.

— On va divorcer, dit-elle.

Un phare égaré éclaire son visage, y inscrit cruellement les traits accentués de ses inutiles désirs. De ses rêves irréalisés.

Marcel, désolé, lui assure qu’elle les aura, les souliers. Les voici réconciliés.

Marcel se tait. À son tour, il paraît déprimé. Prêt aux opérations chirurgicales. Aux piqûres de morphine. À l’hospice municipal. Au canal. À l’accordéon. Au violon. Au litron. À la loterie nationale. À la sébile. Aux chansons dans le métro. Aux lacets. Aux crayons. Aux Tours Eiffel. Aux cacahuètes. À l’amadou. À la méditation sérieuse et prolongée.

Donc il se tait. Avale la salive pour éteindre et noyer le feu de quelques paroles brûlantes disgracieuses vives et pittoresques.

Hélène Bessette, La tour, Léo Scheer, p. 42.

Cécile Carret, 18 mars 2010
véritablement

Le développement attribué à la Terre n’a pas l’être plénier et sûr d’un présent : les membres de l’individu géologique universel n’offrent pas empiriquement un processus de production et reproduction de celui-ci, comme c’est le cas chez l’individu biologique singulier.

Le processus que le concept affirme de la Terre, comme identité organisée de ses différences, n’est, en effet, nécessaire que comme conceptuel, non pas comme empiriquement réel, et, donc, temporel. […] La géognosie lit ainsi dans la disposition actuelle des roches « les terribles vestiges d’une effroyable cassure et destruction », l’effet de « révolutions majeures » ayant frappé autrefois le globe, ce qui fait dire que « l’histoire a affecté la Terre dans les premiers âges ». […] Ce qui importe, s’il y a une telle histoire passée des révolutions du globe, c’est qu’elle n’est plus, car seul est vraiment ce qui est présent ; ce qui n’est qu’à avoir été n’a jamais été véritablement […] : « L’histoire a affecté la Terre dans les premiers âges, mais, maintenant, elle est parvenue au repos : c’est là une vie qui, en fermentation au-dedans d’elle-même, avait, en elle-même, le temps, — l’esprit de la Terre qui n’était pas encore parvenu à l’opposition, — le mouvement et les rêves d’un être endormi, jusqu’à ce qu’il soit éveillé et ait obtenu sa conscience dans l’homme, et qu’il soit ainsi venu se faire face à lui-même comme une paisible configuration ».

Bernard Bourgeois, « Le concept du développement de la nature », Présentation de la «  Philosophie de la nature  » de Hegel, Vrin, pp. 39-40.

David Farreny, 24 janv. 2011
rêveur

Le rêveur est de ceux-là, à l’évidence. Il a du mal à se faire accepter, et il faut bien reconnaître qu’il n’y met pas du sien. Sa socialisation est chaotique, douloureuse. S’étant trop attardé dans sa tour d’ivoire, il a manqué beaucoup d’épisodes, et se retrouve éternellement en porte à faux. Son en dedans, il le connaît comme sa poche, mais son en dehors, il peine à l’ajuster à celui des autres. Ses lubies et ses élucubrations embarrassent tout le monde ; il tient des propos d’une grandiloquence déplacée. Le plaisir particulier qu’il prend au simple fait d’être en vie – même s’il donne parfois une impression illusoire de neurasthénie –, l’émerveillement inépuisable que lui procure sa propre capacité à respirer, à aimer, à s’émouvoir, à penser, à créer, et même à souffrir, peuvent facilement le rendre d’une fatuité exténuante, voire d’un effarant égocentrisme, qui peuvent finir par taper sur le système des mieux disposés. Les autres, grâce à lui, se rengorgent, confortés dans leur propre sentiment de sagesse, de rectitude et de conformité. Ils pensent être comme il faut, « dans la vie ». Les imbéciles. Ils ignorent qu’ils avancent à tâtons, que ceux qu’ils croient judicieux de suivre sont aussi perdus qu’eux ; et que le rêveur, lui, comme autrefois la pythie de Delphes, sait.

Mona Chollet, La tyrannie de la réalité, Calmann-Lévy, p. 23.

Cécile Carret, 1er mai 2012
ici

Quelqu’un qui, venant ici pour la première fois, entendait cet assourdissant carillon et voyait toutes ces marbreries et ces pompes funèbres, pouvait penser qu’ici on ne vivait pas, qu’on ne faisait ici que mourir. À l’intérieur de ces magasins, les commerçants étaient assis près des cercueils, près des dalles funéraires, avec cette foi aveugle au fond d’eux-mêmes qui est celle de tout commerçant, cette certitude que les gens n’ont besoin que de leur marchandise, idée fixe qui non seulement les rendait heureux, mais grâce à laquelle ils s’enrichissaient, élevaient leurs enfants, entretenaient honorablement leur famille. Ákos a regardé par une des vitrines. Les cercueils en métal étaient les uns après les autres, de toutes les tailles, il y en avait même pour enfants, ce qui n’empêchait pas le boutiquier de fumer un cigare, la femme de lire le journal et le chat angora de faire sa toilette dans un cercueil en bois. Ce n’était après tout pas si laid.

Dezsö Kosztolányi, Alouette, Viviane Hamy, p. 69.

Cécile Carret, 4 août 2012
envol

C’était comme si je n’avais plus besoin de respirer moi-même tant l’intérieur de moi était vivifié, jusqu’aux narines, par l’air de cette course ; la jubilation que les autres extériorisaient par des cris, mais que, moi, je gardais au fond de moi-même en silence, je l’entendais, exprimée non par ma propre voix, mais par les choses du monde extérieur, résonner dans le battement des roues, la cadence des rails, le claquement des aiguillages, les signaux qui ouvraient la voie, les barrières qui la protégeaient, le crépitement de toute la machinerie ferroviaire emportée dans son envol tonitruant.

Peter Handke, Le recommencement, Gallimard, p. 37.

Cécile Carret, 3 août 2013

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