imposé

Marbœuf n’a pas encore quarante ans. Il est à la moitié de sa vie et a déjà imposé l’idée qu’il ne faudrait attendre aucun livre de lui.

Jean-Yves Jouannais, Artistes sans œuvres, Hazan, p. 65.

David Farreny, 14 avr. 2002
moralité

Autre signe de ce Jules César : tous les visages suent sans discontinuer : hommes du peuple, soldats, conspirateurs, tous baignent leurs traits austères et crispés dans un suintement abondant (de vaseline). Et les gros plans sont si fréquents, que, de toute évidence, la sueur est ici un attribut intentionnel. Comme la frange romaine ou la natte nocturne, la sueur est, elle aussi, un signe. De quoi ? de la moralité. Tout le monde sue parce que tout le monde débat quelque chose en lui-même ; nous sommes censés être ici dans le lieu d’une vertu qui se travaille horriblement, c’est-à-dire dans le lieu même de la tragédie, et c’est la sueur qui a charge d’en rendre compte : le peuple, traumatisé par la mort de César, puis par les arguments de Marc-Antoine, le peuple sue, combinant économiquement, dans ce seul signe, l’intensité de son émotion et le caractère fruste de sa condition. Et les hommes vertueux, Brutus, Cassius, Casca, ne cessent eux aussi de transpirer, témoignant par là de l’énorme travail psychologique qu’opère en eux la vertu qui va accoucher d’un crime. Suer, c’est penser (ce qui repose évidemment sur le postulat, bien propre à un peuple d’hommes d’affaires, que : penser est une opération violente, cataclysmique, dont la sueur est le moindre signe).

Roland Barthes, « Mythologies », Œuvres complètes (1), Seuil, p. 692.

David Farreny, 5 déc. 2004
veille

L’atmosphère ressemblait à une haleine, pour un peu on aurait cru voir le crépuscule, dans la même lumière inchangée depuis toujours ; ce fut la tombée de la nuit sur le rivage sans terre et les reflets sans provenance. La nuit bord à bord avec le niveau de la mer. Car tout cela finit par s’imposer sans être jamais prouvé ; le phénomène se déroule et personne ne consacre des heures de veille à l’étudier, ce qui serait bien vain — mais l’espérance d’un résultat précis, d’une preuve rongée et dissoute déjà…

François Rosset, L’archipel, Michalon, pp. 46-47.

David Farreny, 12 mars 2008
locataire

Un père m’eût lesté de quelques obstinations durables ; faisant de ses humeurs mes principes, de son ignorance mon savoir, de ses rancœurs mon orgueil, de ses manies ma loi, il m’eût habité ; ce respectable locataire m’eût donné du respect pour moi-même. Sur le respect j’eusse fondé mon droit de vivre. Mon géniteur eût décidé de mon avenir : polytechnicien de naissance, j’eusse été rassuré pour toujours. Mais si jamais Jean-Baptiste Sartre avait connu ma destination, il en avait emporté le secret ; ma mère se rappelait seulement qu’il avait dit : « Mon fils n’entrera pas dans la Marine. » Faute de renseignements plus précis, personne, à commencer par moi, ne savait ce que j’étais venu foutre sur terre.

Jean-Paul Sartre, Les mots, Gallimard, p. 75.

David Farreny, 31 déc. 2008
sauf

Le public, au fond, c’est comme le peuple dans la démocratie, un « grand animal » difficile à manœuvrer ; il faut s’y prendre tantôt par la ruse, tantôt par la force ; exercer sur lui ce que la vieille rhétorique appelait captation benevolentiae, « l’effort pour se concilier la bienveillance ». Le Castor y répugne, par droiture, par honnêteté, et aussi parce que sa conviction profonde est que la vérité n’a pas à être acceptée ou refusée : la vérité s’impose d’elle-même, et impose par sa nature propre l’adhésion — sauf évidemment à ceux qui sont de « mauvaise volonté » ou de « mauvaise foi ».

Danièle Sallenave, Castor de guerre, Gallimard, p. 484.

Élisabeth Mazeron, 9 juin 2009
résultats

Une chauve-souris dort, suspendue à son aisselle. Elle le gêne un peu pour préparer ses potions et ses fientes acides les font tourner : le philtre qui devait lui procurer une jeunesse éternelle le frappe de sénescence. Souvent, les tâtonnements de la science produisent des résultats inattendus, le sirop antitussif fait grandir les nains, telle pommade contre l’acné polymorphe juvénile rend bossus ses utilisateurs – et si bien, plaident les laboratoires, que l’on ne voit effectivement plus leur vilaine figure boutonneuse – […]

Éric Chevillard, Dino Egger, Minuit, p. 106.

Cécile Carret, 18 fév. 2011
même

Cette année 1943 est inépuisable, elle a centré ma mémoire ; année du danger extrême, elle fut aussi celle où la conscience se fit en moi définitive, immobile, implantée avec l’assurance d’elle-même, face au paysage : le mont Rochebrune, de l’autre côté du haut plateau sur la vallée, se détachait sur le soleil couchant, par grandes trouées de pentes coupées d’ombres. Face à ce paysage, presque trop bas sous le ciel immense, tout à coup, sans raison, en un saisissement soudain, cette certitude presque physique que désormais rien ne changerait plus en moi, que tel que j’étais dans ma tête, en haut de moi-même avec cette imperceptible présence continue entre les tempes, je resterais jusqu’à la fin de mes jours, coulé par hasard dans celui que j’étais et qui aurait tout aussi bien pu être n’importe qui d’autre.

Et rien n’a, en effet, changé depuis : je suis toujours là entre mes deux tempes, tel que j’étais en ce jour de 1943, sorte de constatation ininterrompue, au-dessus de laquelle se déroule tout le reste. On a tout le corps en dessous de soi et, quoi qu’on dise ou fasse, il y a cette permanente constatation vide, cet état de fait qui empêche de prendre vraiment au sérieux tout ce qui s’agite par-dessous. Rien de plus hilarant que cette présence de soi au-dessus de tout ce qu’on fait, comme une ironie dernière.

C’est un même jour qui s’est indéfiniment prolongé. Je ne serais nullement surpris de me retrouver soudant au dortoir de mon pensionnat, encore âgé de quinze ans, pris sur le fait et mentant avec cette innocence et cet aplomb irréfutables que ne savent vraiment pratiquer que les enfants cyniquement pervers et qui en ont conscience. Le Ferdydurke de Witold Gombrowicz décrit avec une extraordinaire précision et une force sans pareille l’état de choses que je tente ici de faire voir, avec dans le cas de Ferdydurke l’honnêteté en plus (il est vrai que lui n’avait rien d’autre à cacher).

Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 197.

Cécile Carret, 15 juil. 2011
férié

Toute chose a son côté ouvrable et son côté férié.

Georg Christoph Lichtenberg, Le miroir de l’âme, Corti, p. 309.

David Farreny, 20 fév. 2015
certitude

S’inféoder, s’assujettir, telle est la grande affaire de tous. C’est précisément ce à quoi le sceptique se refuse. Il sait pourtant que dès que l’on sert on est sauvé, puisqu’on a choisi ; et tout choix est un défi au vague, à la malédiction, à l’infini. Les hommes ont besoin de point d’appui, ils veulent la certitude coûte que coûte, même aux dépens de la vérité. Comme elle est revigorante, et qu’ils ne peuvent s’en passer, alors même qu’ils la savent mensongère, aucun scrupule ne les retiendra dans leurs efforts pour l’obtenir.

Emil Cioran, « La chute dans le temps », Œuvres, Gallimard, p. 565.

David Farreny, 28 fév. 2024

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