porte

Ce fut une épopée de géants. Nous la vécûmes en fourmis. Nous triomphâmes ainsi. Succès par la porte basse.

Henri Michaux, « La vie dans les plis », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 190.

David Farreny, 14 avr. 2002
gens

« Moi j’aime les gens », écrit-il par exemple. Ou pire encore : « J’ai un gros défaut, mais qu’est-ce que vous voulez je n’arrive pas à m’en débarrasser : c’est plus fort que moi, il faut toujours que j’aime les gens. »

Je ne sais trop, pour ma part, si j’aime beaucoup « les gens », mais ce sentiment-là et son expression me paraissent tellement obscènes que j’hésiterais à les consigner, de toute façon, quand bien même ce serait au plus intime de mon journal intime.

Renaud Camus, Du sens, P.O.L., p. 40.

David Farreny, 27 avr. 2002
aimer

En pleine course — dans le tohu-bohu d’une partie de barres ou de tout autre jeu — je heurtai l’un de mes camarades qui courait en sens inverse et fus projeté contre un mur, si violemment que je me fendis l’arcade sourcilière jusqu’à l’os. Je restai à genoux — ou à quatre pattes — sur le gravier, tête baissée et saignant en abondance. Il paraît que je perdis connaissance, mais je n’en ai aucun souvenir et crus même, avant qu’on ne me certifiât que je m’étais évanoui, avoir gardé constamment toute ma lucidité. La muraille se trouvant à ma droite et ma tête ayant été blessée du côté gauche, je ne réalisais pas que j’avais dû pivoter sur moi-même avant d’occuper la position d’animal assommé dans laquelle je faisais de mornes réflexions. Il me sembla d’abord que la simple rencontre de mon front avec celui de mon condisciple m’avait ouvert la face ; c’est seulement plus tard qu’on me raconta que je m’étais déchiré contre une aspérité du mur, ou contre un clou planté dans ce mur. Je sentais couler mon sang ; je n’éprouvais pas la moindre douleur mais il me semblait, tant le choc avait été violent, que ma blessure était énorme et que j’étais défiguré. La première idée qui me vint fut : « Comment pourrai-je aimer ? »

Michel Leiris, L’âge d’homme, Gallimard, p. 131.

David Farreny, 1er mars 2005
paroxysme

Le monde est une souffrance déployée. À son origine, il y a un nœud de souffrance. Toute existence est une expansion, et un écrasement. Toutes les choses souffrent, jusqu’à ce qu’elles soient. Le néant vibre de douleur, jusqu’à parvenir à l’être : dans un abject paroxysme.

Michel Houellebecq, Rester vivant, La Différence, p. 11.

David Farreny, 18 sept. 2006
conclure

Oui, la bêtise consiste à vouloir conclure. Nous sommes un fil et nous voulons savoir la trame. […] Maintenant on passe son temps à se dire : nous sommes complètement finis, nous voilà arrivés au dernier terme, etc., etc. Quel est l’esprit un peu fort qui ait conclu, à commencer par Homère ? Contentons-nous du tableau ; c’est aussi bon.

Gustave Flaubert, « lettre à Louis Bouilhet (4 septembre 1850) », Correspondance (2), Gallimard, p. 680.

David Farreny, 7 janv. 2010
insignifiance

Insignifiante, la scène lutte cependant avec l’insignifiance. Tout partenaire d’une scène rêve d’avoir le dernier mot. Parler en dernier, «  conclure  », c’est donner un destin à tout ce qui s’est dit, c’est maîtriser, posséder, disperser, assener le sens ; dans l’espace de la parole, celui qui vient en dernier occupe une place souveraine, tenue, selon un privilège réglé, par les professeurs, les présidents, les juges, les confesseurs : tout combat de langage (maché des anciens Sophistes, disputatio des Scolastiques) vise à la possession de cette place ; par le dernier mot, je vais désorganiser, «  liquider  » l’adversaire, lui infliger une blessure (narcissique) mortelle, je vais l’acculer au silence, le châtrer de toute parole. La scène se déroule en vue de ce triomphe : il ne s’agit nullement que chaque réplique concoure à la victoire d’une vérité et construise peu à peu cette vérité, mais seulement que la dernière réplique soit la bonne : c’est le dernier coup de dés qui compte.

Roland Barthes, « Scène », Fragments d’un discours amoureux, Seuil, p. 247.

Élisabeth Mazeron, 25 janv. 2010
couvrir

Une fourrure, en fourrure, en fourrure de vison, en fausse fourrure rose, en noir, en brillant, se mettre au moins une culotte, pouvoir se mettre déjà une culotte pour commencer pour se couvrir, pour se couvrir, se mettre au moins un pull, au moins une laine, une écharpe, se le mettre sur soi, se couvrir, d’une petite culotte, d’une simple culotte de coton, pour se cacher les fesses, le sexe, ou au moins une jupe, une serviette autour des reins, une robe de chambre, un peignoir de coton, en serviette éponge, en éponge, blanc et rose, une simple couverture, se couvrir d’au moins une laine, une couverture de laine, et mettre une fourrure longue, d’un long manteau en poils de vison, de lapin, de renard, de ragondin, de rat d’Amérique, épais, couvrant, long, qui couvre les jambes et le dos et les reins, ou au moins avoir la possibilité de mettre, de se couvrir d’une petite culotte, de se vêtir, d’être couvert, d’avoir le sexe couvert, d’avoir les fesses couvertes, de se tenir, de se tenir debout avec sur soi au moins une petite culotte blanche de coton, une fine culotte de coton, et se couvrir des poils longs d’un vison, d’une bête, de la fourrure, du pelage d’une bête chaude pour ne plus pouvoir avoir froid, une fourrure qui tienne chaud par tous les temps, même s’il fait froid, une fourrure couvrante qui couvre les épaules, qui recouvre les épaules et le cou et la nuque et les reins, qui monte haut et qui descend bas presque jusqu’aux pieds, le long des jambes, recouvrant les genoux, plus bas que les genoux, au dessous des genoux, des chevilles au haut du cou enveloppe, tient chaud, réchauffe, entoure, ne laisse pas entrer le froid, l’air froid des blizzards et des tempêtes de froid et de neige, qui tienne chaud de haut en bas, qui ne laisse pas de froid entrer, ou simplement se mettre, pouvoir se couvrir d’une culotte, une petite culotte de coton, avoir une petite culotte à se mettre, un slip de bain, un bas, un bas quelconque, avoir de quoi se couvrir les fesses et le sexe, le pubis, le sexe, qui cache, couvre et habille et enveloppe, et dissimule, et fait se vêtir et fait s’être vêtu pour ne pas aller nu, pour ne pas aller nu.

Christophe Tarkos, Anachronisme, P.O.L., pp. 63-64.

Bilitis Farreny, 20 août 2010
contre-spectacle

La route traversait un marécage desséché où des tuyaux de glace sortaient tout droits de la boue gelée, pareils à des formations dans une grotte. Les restes d’un ancien feu au bord de la route. Au-delà une longue levée de ciment. Un marais d’eau morte. Des arbres morts émergeant de l’eau grise auxquels s’accrochait une mousse de tourbière grise et fossile. Les soyeuses retombées de cendre contre la bordure. Il s’appuyait au ciment rugueux du parapet. Peut-être que dans la destruction du monde il serait enfin possible de voir comment il était fait. Les océans, les montagnes. L’accablant contre-spectacle des choses en train de cesser d’être. L’absolue désolation, hydropique et froidement temporelle. Le silence.

Cormac McCarthy, La route, L’Olivier, pp. 399-400.

David Farreny, 18 mai 2011
parallèles

Heureusement pour moi, arriva un petit garçon de treize ans au visage couvert de taches de rousseur et qui lui aussi était énurétique. On nous mit ensemble. C’état un petit garçon troublé et merveilleux, d’une intelligence vive et immédiate, qui devinait et comprenait tout et ne jugeait jamais. Nous éprouvâmes instantanément une amitié entière l’un pour l’autre, absolue et sans limites, nous n’étions véritablement qu’une seule âme et, de ma vie, je n’ai plus jamais aimé aucun être de cette façon, de cet amour très particulier de l’amitié extrême qu’on n’éprouve probablement que dans l’enfance. C’était un amour absolument pur, dénué de ce trouble affectif si fréquent des amitiés de pensionnat, il se manifestait par une connaissance instantanée des pensées de l’autre. Il doit exister des âmes parallèles que seul le plus grand des hasards fait se rencontrer.

Georges-Arthur Goldschmidt, La traversée des fleuves. Autobiographie, Seuil, p. 201.

Cécile Carret, 15 juil. 2011
lune

Tout près du clocher de l’église Saint-Étienne et d’un seul coup, comme si on avait appuyé quelque part sur un bouton secret, la lune a surgi entre les nuages, et le choc de sa puissante et lugubre clarté a comme fait vibrer toute la ville endormie.

Dezsö Kosztolányi, Alouette, Viviane Hamy, p. 169.

Cécile Carret, 4 août 2012

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