système

Je suis pourtant assez aimable, il me semble, quand on me rencontre, et poli. Toutefois, dès que se profile la menace d’un système d’invitations régulières et réciproques, un affolement me saisit, je ne pense plus qu’à trouver des échappatoires, et j’en trouve, ne serait-ce que dans la force d’inertie.

L’amour, oui. Le flirt, le désir, le plaisir. L’amitié, très étroite, mais très rare. Quant aux relations sociales, c’est-à-dire les amis, au sens où la plupart des gens semblent entendre ce mot, ça n’a pas d’existence pour moi.

Renaud Camus, « samedi 3 avril 1993 », Graal-Plieux. Journal 1993, P.O.L., p. 83.

David Farreny, 2 août 2002
intensité

Nulle différence entre l’être et le non-être, si on les appréhende avec une égale intensité.

Emil Cioran, De l’inconvénient d’être né, Gallimard, p. 24.

David Farreny, 13 oct. 2006
sheds

Des jardins potagers, plus bas, parlent d’autosubsistance, suggèrent une communauté retranchée du monde. Mais l’image des cornettes, des robes de bure qui a supplanté celle des grands chars gémissants et bleus se dissipe à son tour parce que le même bâtiment que domine le réservoir porte, dans sa partie médiane, un lanterneau — un morceau de toiture détaché du restant et surélevé — et qu’en marchant vers l’amont, on découvre, à l’extrémité distale du troisième côté du carré, des toits en sheds — en dents de scie — comme aux usines de jadis, avant qu’elles ne prennent l’allure uniforme qu’on voit désormais aux supermarchés, immeubles de bureaux, écoles : des boîtes rectangulaires en béton plus ou moins vastes et ajourées, dont le nom seul indique ce qu’on y fait. La dernière éventualité — celle d’un établissement pénitentiaire à l’usage des jeunes délinquants — éclipse alors la vision vague de camaldules absorbés dans le plain-chant ou de femmes étendues, bras en croix, sur les dalles, dans l’adoration perpétuelle du saint sacrement. On se dit qu’après avoir gratté la terre, marché en rond entre les bâtiments qui délimitent la cour intérieure qu’on ne peut voir de la route, des fortes têtes, des enfants du peuple aux traits durcis par la misère et la révolte poussent la lime à l’atelier.

Pierre Bergounioux, Les forges de Syam, Verdier, p. 16.

Élisabeth Mazeron, 3 fév. 2008
joué

Louise, déchaînée, grossière (à cause des chaussures manquées) :

— Des godillots défraîchis, c’est à quoi me donne droit le grand amour sur lequel j’ai joué toute ma vie.

Louise amère. Consternée. Grincheuse. Plaintive. Soudain lasse de vivre. Les traits tirés. Le masque prématurément vieilli. Les yeux fatigués. En route pour le suicide. Les cimetières. Les chrysanthèmes. L’hôpital. La salle commune. L’indigence. La mendicité. À la dérive. À quoi bon vivre. En imagination prête pour les jérémiades, les lamentations. Les hanches lourdes. Les jupes négligées. La vie gâchée. Les savates éculées. Louise mal mariée. Soudain accablée, révoltée. Un ciel sourd et vide. Louise douloureuse, décoiffée, rébarbative.

— On va divorcer, dit-elle.

Un phare égaré éclaire son visage, y inscrit cruellement les traits accentués de ses inutiles désirs. De ses rêves irréalisés.

Marcel, désolé, lui assure qu’elle les aura, les souliers. Les voici réconciliés.

Marcel se tait. À son tour, il paraît déprimé. Prêt aux opérations chirurgicales. Aux piqûres de morphine. À l’hospice municipal. Au canal. À l’accordéon. Au violon. Au litron. À la loterie nationale. À la sébile. Aux chansons dans le métro. Aux lacets. Aux crayons. Aux Tours Eiffel. Aux cacahuètes. À l’amadou. À la méditation sérieuse et prolongée.

Donc il se tait. Avale la salive pour éteindre et noyer le feu de quelques paroles brûlantes disgracieuses vives et pittoresques.

Hélène Bessette, La tour, Léo Scheer, p. 42.

Cécile Carret, 18 mars 2010
ainsi

Nous sommes arrivés presqu’au crépuscule dans un bâtiment de pierres, triste et ennuyeux ; cette région est aussi sauvage que celles que nous traversions depuis quelques heures. Ni l’œil ni l’imagination ne trouvent dans ces masses informes un point où le premier pourrait se reposer avec plaisir, et où la seconde trouverait une occupation ou un jeu. Seul le minéralogiste trouvera matière à oser des hypothèses incomplètes sur les révolutions de ces montagnes. Dans la pensée de la durée de ces montagnes ou dans le genre de sublimité qu’on leur attribue, la raison ne trouvera rien qui lui impose, qui la force à s’étonner ou à admirer. La vue de ces masses éternellement mortes ne suscita rien en moi, si ce n’est l’idée uniforme et, à la longue, ennuyeuse : c’est ainsi.

Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « jeudi 28 juillet 1796 », Journal d’un voyage dans les Alpes bernoises, Jérôme Millon, p. 78.

David Farreny, 12 janv. 2011
chair

Et loin pourtant d’être une jeunesse. Elle avait dépassé les trente ans, les trente-cinq même peut-être. Sa chair était d’une voluptueuse mollesse, d’une douceur patinée, on aurait dit que les nombreux lits, que les nombreux bras étrangers l’avaient comme attendrie, son visage était tendre aussi, comme la pulpe onctueuse d’une banane, et ses seins étaient comme deux menues grappes de raisin. Il y avait ce charme en elle de la grâce tout près de corrompre, cette poésie de la flétrissure imminente et de la mort. Elle aspirait l’air comme s’il lui brûlait la bouche, ou bien comme si, de sa petite bouche ardente de catin, elle léchait quelque friandise ou sirotait du champagne.

Dezsö Kosztolányi, Alouette, Viviane Hamy, p. 112.

Cécile Carret, 4 août 2012
jeu

Ákos a pris en main ses neuf cartes, avec des doigts experts les a rangées en un rien de temps, les saluant une à une au passage, elles qui parlaient du monde ancien, des temps heureux, le bateleur avec son luth à tête humaine et son épée, la danseuse espagnole en crinoline avec ses castagnettes, le Turc accroupi la pipe à la bouche, l’excuse avec son fou au costume de clown bariolé, au bonnet bicolore à double pointe, et le tout-puissant vingt et un, la carte qui prévaut sur toutes, avec ses soldats, auxquels de ce fait honneur est rendu. Quel familier, quel doux charivari. Assis sur un mur, des amoureux s’embrassent, un soldat d’autrefois prend congé de sa bien-aimée, un navire gagne le large. Il avait un jeu magnifique.

Dezsö Kosztolányi, Alouette, Viviane Hamy, p. 153.

Cécile Carret, 4 août 2012
spirites

À l’aube, des disputailleries de corvidés sur une grue voisine, nettement audibles dans le demi-sommeil. À ces cris qui semblaient parfois excédés d’en être réduits à l’inarticulé, sont venus se superposer des lambeaux de rêves qui, pour tâcher de leur donner un sens, proposaient d’y voir quelque chose comme la naissance d’un langage — voire du langage lui-même. Le réveil a remis les choses en place en démontant brutalement l’ingénieux petit échafaudage mental. « Les spirites ne travaillent pas au soleil » (P. Valéry).

Gilles Ortlieb, « Vraquier », « Théodore Balmoral » n° 68, printemps-été 2012, p. 98.

David Farreny, 19 mars 2013
soue

Bonheur simple (puis-je l’écrire sans superstition ?), cet après-midi, dans la forêt de Liffré, avec Marie jouant dans l’herbe, et Béatrice allongée non loin d’elle. Odeurs puissantes de terre, de genêt, de chênes chauffés par le soleil. Un coucou dans le lointain. Rumeur du vent dans les frondaisons hautes. Rien de plus simple que ces instants. Écrire, en comparaison, c’est se vautrer dans une soue.

Richard Millet, « 20 mai 1997 », Journal (1995-1999), Léo Scheer.

David Farreny, 20 avr. 2024
langueur

L’ennui est ma passion. Il arrive qu’il se dissipe quelque temps, mais il revient toujours, et c’est pourquoi la vie me paraît aussi trépidante que ses dimanches. Comme me le fit un jour remarquer cet ami qui a le sens de la formule : « Tu sembles traverser les jours dans le sens de la langueur. » Et il est vrai que je me promène en ce monde en traînant la fatigue d’un décalage horaire. Cet état chronique serait tolérable s’il ne me rendait pas inapte aux amusements comme aux activités sérieuses.

Frédéric Schiffter, Sur le blabla et le chichi des philosophes, P.U.F., p. 5.

David Farreny, 14 mai 2024

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