Ces bouffons lamentables et ces polichinelles humanitaires (il paraît qu’avant même d’expédier Kouchner au Kosovo, on a envoyé des clowns dans les camps de réfugiés ; et ce qui est invraisemblable c’est qu’ils n’aient pas été empalés dès leur arrivée) envahissent comme de juste l’espace malade du nouveau monde, seul et dernier théâtre où ils ont encore une petite chance, avec leurs gaudrioles morbides, de déchaîner le rire jaune des têtes de mort ; et de voir des squelettes se tenir les côtes. Si tu ne viens pas aux rigolos, les rigolos viendront à toi ; même sous perfusion.
Philippe Muray, Après l’histoire, Les Belles Lettres, p. 448.
Un bref coup d’œil sur la campagne, par-dessus un mur aux environs de la ville, me libère plus complètement que ne le ferait un long voyage pour quelqu’un d’autre. Tout point de vue est le sommet d’une pyramide renversée, dont la base est indéfinissable.
Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquillité (1), Christian Bourgois, p. 63.
Pourquoi on devrait être mieux en communiquant avec un autre qu’en étant seul, est étrange. C’est peut-être seulement une illusion : la plupart du temps, on est très bien seul. Il est agréable de temps en temps d’avoir une outre où se déverser et où boire soi-même : étant donné que nous demandons aux autres ce que nous avons déjà en nous. Pourquoi il ne nous suffit pas de regarder et de boire en nous-mêmes, et pourquoi il nous faut nous ravoir dans les autres ? Mystère.
Cesare Pavese, Le métier de vivre, Gallimard, p. 186.
Je sais bien que tout homme pensant tient son époque pour la plus misérable, mais je dois avouer que je ne suis pas exempt de cette illusion.
Arthur Schopenhauer, Petit bréviaire cynique, texte inédit publié par le Magazine littéraire, numéro 328.
C’est effrayant de penser qu’il y ait tant de choses qui se font et se défont avec des mots ; ils sont tellement éloignés de nous, enfermés dans l’éternel à-peu-près de leur existence secondaire, indifférents à nos extrêmes besoins ; ils reculent au moment où nous les saisissons, ils ont leur vie à eux et nous la nôtre. Je l’éprouve plus douloureusement que jamais en vous écrivant, Chère ; infiniment Chère à qui je voudrais dire tout. Mais comment ?
Rainer Maria Rilke, « 7 décembre 1907 », Lettres à une amie vénitienne, Gallimard, p. 15.
Elle dit : « Ma vie est sans intérêt. » Il rectifie : « La vie est sans intérêt. » Puis la journée se passe, sans intérêt.
Jean-Pierre Georges, Car né, La Bartavelle, p. 15.
Comme les étoiles, les beaux textes naissent dans des nurseries de phrases où, sortant du disque d’accrétion et par contraction gravitationnelle, des agrégats de matière — rythmes, sonorités, idées encore indifférenciées, ou plutôt rythmes d’idées, idées de sonorités, sonorités de rythmes mêlés au point qu’on ne distingue plus les uns des autres — se condensent, se figent et se refroidissent. Écrire — et le faire toute la sainte journée, sans autre but ni désir —, c’est attendre le moment où l’on peut approcher de la forge sans se brûler (bien sûr, le génie, qui n’écrit pas mais crée, va directement se baigner dans la lave). On ramasse alors du mâchefer, des scories, des escarbilles qu’on n’a plus qu’à emballer dans du vieux papier, comme des harengs. Voilà pour le mystère de la littérature.
Thierry Laget, « Ne pas déranger », « Théodore Balmoral » n° 59-60, printemps-été 2009, p. 6.
« La poésie n’est pas un simple jeu de l’esprit. » À cette note de Reverdy fait écho la déclaration d’André du Bouchet : « Un jeu de langage qui n’est qu’un langage bouclé sur lui-même est complètement stérile. » Éthérer la poésie jusqu’à la réduire à un pur travail de langue revient à en faire une coque vide, belle et complexe sans nul doute, mais décorative comme ces conques exotiques qui s’empoussièrent doucement dans leur vitrine et dans lesquelles les enfants croient qu’ils entendent la mer. La poésie a à voir avec vivre, avec la réalité de vivre, ses tensions, ses éblouissements et ses luttes, ses résistances. Plus précisément, elle demeure ce « bouche-abîme du réel désiré qui manque », elle est « avant tout le fruit de l’insatisfaction » (Reverdy). Je n’écris pas d’abord pour créer de la beauté, ou pour convier à une fête de l’intellect, j’écris pour éviter l’écrasement ou l’engloutissement par le manque. J’écris pour trouver un peu d’air. « Qu’un homme qui écrit déclare qu’il n’a jamais assez d’espace clair, assez de ciel au-dessus de sa tête, et je pense que ce mince détail est plus important, et pourrait en dire plus long, pour ceux qui seraient curieux de le connaître, que de savoir s’il a été peintre en bâtiment ou employé dans une compagnie d’assurance » (Reverdy). Cette masse oppressante, qui rend urgent le poème, non comme une délivrance mais comme un sursis, c’est ce que j’appelle la réalité, qu’elle soit extérieure ou intérieure. Un poète n’est qu’une peau, une sorte de mince tambour entre deux forces de frappe, celle de la mémoire et celle du dehors présent : « on ne peut faire de la surenchère / sur la réalité / il suffit / qu’on y bute » (du Bouchet).
Antoine Émaz, Lichen, encore, Rehauts, p. 89.
tu te souviens Mon Cœur quand nous étions heureux ?
oui Mon Amour c’était il y a très longtemps
c’était quand nous avions ces femmes secourables
sur qui nous pouvions compter dans nos grands chagrins
il y avait alors du soleil au jardin
nous n’étions jamais seuls au moment du malheur
or aujourd’hui ces saintes femmes sont parties
la ville a envahi les jardins d’alentour
le bruit et la fumée des moteurs nous écrasent
et nous pleurons sans le secours de leur pardon
nous pleurons en sentant notre viande malade
comme un morceau jeté aux chiens des carrefours
et nous sommes si seuls ! dans cette ville atroce
seuls pour marcher sur son tarmac seuls pour aller
demander à la nuit de nous ouvrir sa fosse
alors qu’avant Mon Cœur nous vivions dans l’amour
secret et persistant de ces femmes fidèles
qui aujourd’hui hélas ! sont mortes pour toujours
William Cliff, « Les saintes femmes », Immense existence, Gallimard, p. 117.
Un rêve bref, au cours d’un sommeil bref et crispé auquel je m’accrochais convulsivement dans un bonheur immense. Un rêve aux ramifications multiples contenant mille corrélations qui, d’un seul coup, s’éclairaient en même temps. Ce qui m’en est resté est à peine le souvenir du sentiment qui formait le fond.
Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 513.
J’ai cessé d’aller chez le coiffeur à l’âge de quatorze ans à cause de l’odeur de la laque, du crissement des doigts de la shampouineuse sur mes cheveux mouillés, et de la douleur de ma nuque sur le bac en forme de U. Je coupe moi-même mes cheveux, ce qui étonne mes amis puisque avec l’expérience, je me rate peu.
Édouard Levé, Portrait, P.O.L., p. 20.