digéré

L’araignée royale détruit son entourage, par digestion. Et quelle digestion se préoccupe de l’histoire et des relations personnelles du digéré ? Quelle digestion prétend garder tout ça sur des tablettes ?

Henri Michaux, « La vie de l’araignée royale », Œuvres complètes (1), Gallimard, p. 445.

David Farreny, 20 mars 2002
enclaves

Le département des Hautes-Pyrénées a deux enclaves dans celui des Pyrénées-Atlantiques. J’ai un goût marqué des enclaves et suis allé religieusement observer, sans y pénétrer, l’enclave espagnole de Llivia, dans les Pyrénées-Orientales, près de Bourg-Madame. Ce goût a certes précédé la métaphore que j’en tire, dont pourtant je ferais volontiers une éthique : introduire dans chaque discours ce qu’il refoule, être dans chaque groupe ce qu’il exclut. Enclave de la nostalgie dans la modernité, puis violemment l’inverse… Les enclaves ne se conçoivent qu’emboîtées.

R.B. se disait à l’arrière-garde de l’avant-garde. Il ne serait pas mal d’être un chevau-léger galopant sans cesse dans les deux sens le long de la colonne en marche, et donnant des nouvelles au passage. Mais y a-t-il une colonne en marche, et vers où ?

Renaud Camus, « vendredi 13 juin 1980 », Journal d’un voyage en France, Hachette/P.O.L., p. 504.

David Farreny, 9 août 2005
beauté

Vivre dans la beauté, voilà l’exigence où nous devons nous barricader absolument ; refuser ses banlieues, leurs commodités, leurs accoutumances ; renouveler chaque fois l’expérience de l’émerveillement, de la solitude, de la nuit s’il y faut la nuit. Ne pas transiger sur ce point. Ne pas écouter la voix du bon sens, de la résignation, de la fatigue. Suivre les fleuves, se mettre à l’écoute du silence, creuser toujours davantage notre absence au monde, puisqu’elle est notre seule éternité, le seul frémissement de notre sourire, la pierre philosophale où se transmue l’instant en son essence poétique, qui est probablement de n’être rien (et nous avec lui) : une fraîcheur contre notre visage, un souffle venu de la rivière, une fallacieuse fulgurance des signes, leur évidence coite.

Renaud Camus, Aguets. Journal 1988, P.O.L., p. 300.

Élisabeth Mazeron, 19 août 2005
émotion

De temps en temps un de nous, adjudant, sergent, soldat, pris d’une émotion timide, à la lecture d’une lettre ou à l’apparition d’un souvenir, se met à parler de ses amis, de son passé, de sa vie civile. Ça tombe dans un silence sépulcral. Les autres écrivent, regardent par la fenêtre, s’en foutent éperdument. La voix du type semble maigrelette. Elle finit par s’éteindre de consomption et le type reste interdit, muet, un vague sourire gêné aux lèvres. Puis il se détourne et se remet au travail.

Jean-Paul Sartre, « lundi 13 novembre 1939 », Carnets de la drôle de guerre, Gallimard, p. 185.

David Farreny, 26 déc. 2006
runes

Et devant cette étendue qu’on peut nommer, qui est sur le cadastre, dont les blés seront équitablement distribués aux malheureux quand la vraie république en dernier clôturera le monde, Roulin regarde maintenant cet homme de médiocre volume, debout et occupé, incompréhensible, qui ne connaît pas les noms de ces endroits et qui à la place de ces lieux cadastraux met sur une toile de dimension médiocre des jaunes épais, des bleus sommaires, un tissu de runes illisibles, plus inattentionnées pour Roulin que les collines, plus dédaigneuses de lui que les Alpilles quand on est à pied là-haut et que midi vous surprend, sans un arbre.

Pierre Michon, Vie de Joseph Roulin, Verdier, p. 39.

Élisabeth Mazeron, 19 déc. 2007
peu

Nuit noire, cadence de mes pas sur la route qui sonne comme porcelaine, froissement furtif dans les joncs (loir ? ou justement courlis ?), autour de moi, c’était bien ce « rien » qu’on m’avait promis. Plutôt ce « peu », une frugalité qui me rappelait les friches désolées du Nord-Japon, les brefs poèmes, à la frontière du silence, dans lesquels au XVIIe siècle, le moine itinérant Bashô les avait décrites. Dans ces paysages faits de peu je me sens chez moi, et marcher seul, au chaud sous la laine sur une route d’hiver est un exercice salubre et litanique qui donne à ce « peu » — en nous ou au-dehors — sa chance d’être perçu, pesé juste, exactement timbré dans une partition plus vaste, toujours présente mais dont notre surdité au monde nous prive trop souvent.

Nicolas Bouvier, Journal d’Aran et d’autres lieux, Payot & Rivages, p. 62.

Cécile Carret, 4 fév. 2008
baladeur

Je-t-aime est sans emplois. Ce mot, pas plus que celui d’un enfant, n’est pris sous aucune contrainte sociale ; ce peut être un mot sublime, solennel, léger, ce peut être un mot érotique, pornographique. C’est un mot socialement baladeur.

Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, p. 176.

Élisabeth Mazeron, 19 déc. 2009
vanné

Voyage conférence.

En habit bleu, vanné, les mains noires d’aluminium dans les petites chiottes des restaurants de province, titubant de fatigue.

Nicolas Bouvier, Il faudra repartir. Voyages inédits, Payot & Rivages, p. 60.

Cécile Carret, 18 juin 2012
chier

Nous marchions depuis un quart d’heure, en silence, dans le centre-ville de Brive. La plupart des rues étaient piétonnes. Les pavés de la chaussée dessinaient des motifs fleuris. Les façades étaient toutes rénovées. Chaque pierre était jointée à la perfection. À espacements réguliers, des vasques de géraniums alternaient avec des containers d’œillets d’Inde. Des haut-parleurs diffusaient une musique d’ambiance relaxante. Il y avait des boutiques sympas et des haltes gourmandes. Une signalisation spécifique pour les piétons proposait des itinéraires malins. Nous commencions à nous faire chier.

Pierre Lamalattie, 121 curriculum vitæ pour un tombeau, L’Éditeur, pp. 251-252.

David Farreny, 28 fév. 2015

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