expérience

L’expérience, c’est se rendre compte que rien n’a changé.

Georges Perros, Papiers collés (2), Gallimard, p. 71.

David Farreny, 21 mars 2002
vie

Elle lui prononça, dans la bouche, un mot magique et mystérieux qui résonna par tout son être. Il allait le répéter quand, à l’appel de son grand-père, il se réveilla. Il eût volontiers donné sa vie pour se rappeler ce mot.

Novalis, Henri d’Ofterdingen, Flammarion, p. 170.

David Farreny, 24 mars 2002
septembre

Comme j’hésitais, à l’instant, entre deux tournures pour une correction à mes phrases d’il y a quatre ans, j’ai marché sans y penser jusqu’à la fenêtre ouverte, et là j’ai dû m’asseoir sur la plus prochaine chaise, tant c’était beau.

Depuis deux jours on aperçoit les Pyrénées. Il fait un temps splendide. Le soleil est assez bas, à présent, de sorte que chaque feuillage, presque chaque branche, chaque bosquet, le moindre renflement de terrain, est accompagné dans la lumière par sa discrète réserve d’ombre. On voit s’élever aussi les premières fumées, qui, s’échappant d’entre les collines, marquent la profondeur du paysage, plan par plan. Le ciel est d’un bleu très pâle, à peine ourlé d’un blanc doré. La lumière est celle d’un septembre pour tous les septembres, le septembre absolu, autant dire l’éternité.

Ma vie a certes ses soucis, et même ses chagrins, mais, outre qu’elle n’est point malheureuse, ces temps-ci, elle a cette qualité à mes yeux incomparable de se dérouler presque tout entière dans la beauté — et parfois, comme ce soir, dans une beauté qui vous renverse, ou qui vous force à vous asseoir.

Renaud Camus, « samedi 28 septembre 2002 », Outrepas. Journal 2002, Fayard, pp. 443-444.

David Farreny, 3 juil. 2005
valeur

Le silence commence à muer.

Autour de moi quelque chose, d’extrême, de fin, de pas définissable, petit balayage en tous sens et qui se rapproche. Dans le voisinage une multitude avance.

En bruissements, comme il en émane d’une maisonnée, la chambre solitaire s’est changée.

Mots qui prennent une valeur extrême. Présentement, le mot « milliers ».

Henri Michaux, « Les grandes épreuves de l’esprit et les innombrables petites », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 355.

David Farreny, 8 déc. 2005
peu

La religion des Mazanites déplaît aux Hulabures et les révolte. Ils se sentent couler dans une vaste infection, quand ils y songent.

Pourtant les Mazanites trouvent leur religion, le chemin évident vers la sainteté et le déploiement naturel de ce qui élève l’homme et compte véritablement en lui. Ils ont d’ailleurs trois cultes. Mais les Hulabures n’en voient qu’un. Un qu’ils détestent.

Les Hulabures font donc la guerre aux Mazanites et souvent avec succès.

Les Hulabures attachent leurs prisonniers de guerre avec un crochet à la langue, un crochet au nez, un crochet à la lèvre supérieure et deux autres petits crochets aux oreilles.

Quand ils ont pu employer de la sorte une trentaine d’hameçons, ils sont fiers et en paix avec eux-mêmes ; la noblesse éclate sur leurs visages. Ils font ça pour Dieu… je veux dire pour Celui de leur nation, pour l’honneur du pays, enfin, peu importe, entraînés par un sentiment élevé, austère et de sacrifice de soi.

Henri Michaux, « Voyage en Grande Garabagne », Œuvres complètes (2), Gallimard, p. 41.

David Farreny, 4 mars 2008
profiteroles

Puis il se tut, et le silence se prolongea longtemps, Jed finit par perdre légèrement conscience. Il eut la vision de prairies immenses, dont l’herbe était agitée par un vent léger, la lumière était celle d’un éternel printemps. Il se réveilla d’un seul coup, son père continuait à dodeliner de la tête et à marmonner, poursuivant un débat intérieur pénible. Jed hésita, il avait prévu un dessert : il y avait des profiteroles au chocolat dans le réfrigérateur. Devait-il les sortir ? Devait-il, au contraire, attendre d’en savoir davantage sur le suicide de sa mère ? Il n’avait de sa mère, au fond, presque aucun souvenir. C’était surtout important pour son père, probablement. Il décida quand même d’attendre un peu, pour les profiteroles.

« Je n’ai connu aucune autre femme… » dit son père d’une voix atone. « Aucune autre, absolument. Je n’en ai même pas éprouvé le désir. » Puis il recommença à marmonner et à hocher de la tête. Jed décida, finalement, de sortir les profiteroles. Son père les considéra avec stupéfaction, comme un objet entièrement nouveau, à quoi rien, dans sa vie antérieure, ne l’aurait préparé. Il en prit une, la fit tourner entre ses doigts, la considérant avec autant d’intérêt qu’il l’aurait fait d’une crotte de chien ; mais il la mit, finalement, dans sa bouche.

S’ensuivirent deux à trois minutes de frénésie muette, où ils attrapaient les profiteroles une par une, rageusement, sans un mot, dans le carton décoré fourni par le pâtissier, et les ingéraient aussitôt.

Michel Houellebecq, La carte et le territoire, Flammarion, pp. 215-216.

David Farreny, 12 sept. 2010
estafette

Esti, à onze heures du matin, dormait encore à poings fermés sur le divan où ses logeurs avaient coutume de faire son lit.

Quelqu’un le toucha. Il ouvrit les yeux.

Du monde qu’il avait perdu dans son sommeil, tout d’abord il n’aperçut que la silhouette maussade qui était assise au bord de son divan.

— Je t’ai réveillé ?

— Pas du tout.

— J’ai écrit un poème, dit Sàrkàny, telle une estafette excitée arrivant d’une autre planète. Tu veux l’entendre ?

Mais il n’attendit pas la réponse, il lisait déjà, à toute vitesse :

« La lune, elle s’évanouit, dame aérienne,

Elle embrasse la sauvage nuit nègre,

Elle a bu du champagne… »

— C’est beau, murmura Esti.

Dezsö Kosztolányi, Kornél Esti, Cambourakis, p. 87.

Cécile Carret, 28 août 2012

Mon unique sentiment de bonheur consiste en ce que personne ne sait où je suis. Que n’ai-je la possibilité de continuer toujours ainsi ! Ce serait encore plus juste que la mort.

Franz Kafka, « Journaux », Œuvres complètes (3), Gallimard, p. 311.

David Farreny, 28 oct. 2012
Mélanésie

                            LE DÉMON

       Elle est partie ce soir : tu ne vois qu’une image.

       Voici le train, les rails, les pierres du remblai.

       Tiens, que disais-je ? elle se penche à la portière.

       C’est curieux, regarde, un jeune homme est près d’elle :

       Un magique pouvoir nous les montre en sleeping.

       Ils sont drôles, tous deux. Elle ouvre son corsage.

       Il la rend folle, attends…

                            ARDEN

                                   Seins, ô Mélanésie !

                            LE DÉMON

       Ils assiègent l’amour.

                            ARDEN

                                   Je suis mort.

                            VOIX DE CRESSIDA

                                                 Baise-moi.

                            LA VIEILLE

       O ! comme on entend bien !

                            LE DÉMON

                                   C’est la fleur carnivore.

       Tu voulais tant savoir : écoute, elle jouit.

       Tu as capturé l’heure et la bête et les cris.

Gilbert Lely, « Ma civilisation », Poésies complètes (1), Mercure de France, p. 47.

Guillaume Colnot, 7 déc. 2013
terreur

Pour que la Russie s’accommodât d’un régime libéral, il faudrait qu’elle s’affaiblît considérablement, que sa vigueur s’exténuât ; mieux : qu’elle perdît son caractère spécifique et se dénationalisât en profondeur. Comment y réussirait-elle, avec ses ressources intérieures inentamées, et ses mille ans d’autocratie ? À supposer qu’elle y arrivât par un bond, elle se disloquerait sur-le-champ. Plus d’une nation, pour se conserver et pour s’épanouir, a besoin d’une certaine dose de terreur.

Emil Cioran, « Histoire et utopie », Œuvres, Gallimard, p. 451.

David Farreny, 17 mars 2024

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